La guerre en Ukraine : un laboratoire d’expérimentation à distance de la Chine | Par Nelson Bellamy

        Les Chinois, mieux que tous, ont compris le rôle de la théorie économique dans la politique et les relations internationales. C’est devenu, en effet, un lieu commun - pour les plus avisés bien sur - que les Américains, et les occidentaux de façon générale, misaient sur l’ouverture du marché chinois pour assister ensuite à la « démocratisation du système » chinois. Une vielle rengaine dérivée des supposés idéologiques des fondements de l’économie libérale postulant que 1) ‘’ « pour autant que la concurrence ne soit pas entravée, la recherche de l’intérêt particulier coïncide naturellement avec celle de l’intérêt général  (Adam Smith, 1776) » ; 2)  « les avantages comparatifs, en plus de justifier la spécialisation internationale (David Ricardo, 1817), ont fini par donner lieu à toutes sortes d’interprétations, dont l’une des plus grossières serait que l’interdépendance engendrée par la globalisation économique rendrait impossible toute guerre à grande échelle. 

Au constat, on n’est certes pas dans une situation de guerre à grande échelle, mais la Chine tient tellement lieu de démentis de tellement d’aspects de la théorie économique libérale qu’il nous faut, en fonction de nos connaissances et recherches sur la Chine, comprendre que la guerre en Ukraine pourrait être un laboratoire d’observation et d ‘études dans le cadre d’une économie de guerre en contexte de globalisation.

Toutefois, avant d’exposer les illustrations sur le titre de cet article, revenons un peu sur la trajectoire de la Chine pour voir comment elle a joué avec l’idéologie libérale pour prendre sa place sur la scène globale et préparer, peut-être, sa prochaine guerre. 

La rapide montée économique de la Chine

        La récente et fracassante montée de la Chine est la cristallisation même de l’adage qui affirme que l’économie est le nerf de la guerre. « La richesse par habitant passa de 190 dollars en 1980 à 8000 en 2015, ce qui, multiplié par la masse d’un milliard quatre cent millions d’habitants, est sidérant  ». Exportateur de matières premières dans les années 1970, la Chine s’est rapidement transformée en l’espace d’une génération en atelier industriel du monde, détrônant en 2009 l’Allemagne de son titre de premier exportateur mondial et le Japon en 2010 comme deuxième puissance économique mondiale (Jacques Adda, 2012 : 198). Le pays n’est pas resté, comme d’autres pays, enfermé dans le piège de matières premières.

L’empire du Milieu, suite à l’ouverture de son marché à la concurrence étrangère, ne s’est pas effondré. Elle a même déjà beaucoup avancé dans la transformation de son économie depuis quelques temps en faisant de la consommation intérieure et des investissements, soit au total 73 % du PIB, la locomotive de sa croissance économique (Manière de voir, #170. Avril-Mai 2020). Elle a donné l’impression, en favorisant une libéralisation limitée du marché et une ouverture graduelle des investissements, de s’adonner aux structures de la dépendance et conforter les stratèges américains qui pensaient que la Chine était à jamais incapable de les rattraper sur les plans économique et technologique.

La Chine, en ce qui concerne sa zone d’influence immédiate, investit dès qu’elle n’y a pas d’obstacle dans les Tigres asiatiques (Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Viêtnam et Philippines), question de consolider sa puissance régionale. « Patron de tant de pays qui dépendent d’elle, pour leurs infrastructures, leur économie, leurs intérêts géopolitiques, la Chine a su user de sa toute puissance pour s’imposer comme l’acteur incontournable d’un monde en mutation ». Dans d’autres régions du monde, elle devient de plus en plus indispensable. Des pays comme l’Australie ou la Mauritanie ne vivent et ne respirent que par la Chine aujourd’hui. Dix ans de cela, la présence chinoise en Afrique et en Amérique latine était anecdotique ; elle y joue en ce moment le rôle de rouleau compresseur dans l’importation de matières premières. L’Argentine doit son salut depuis quelques temps, pour la vente du soja, grâce à la Chine (Jacques Gravereau, 2017 : 49).

La liste serait trop longue si nous devions les énumérer tous. La puissance commerciale et financière du pays est sans équivalent aujourd’hui. C’est d’ailleurs, depuis la crise de 2008, le principal facteur de croissance de l’économie mondiale. L’empire du Milieu pèse tellement aujourd’hui dans l’économie qu’il peut affecter négativement des pans entiers de l’économie en cas de crise ; de la conception des produits aux circuits de distribution et de consommation. Cette nouvelle situation qui lui est favorable lui permet de faire son irruption dans la géopolitique mondiale, pas nécessairement en se conformant aux règles fabriquées par d’autres. « Nous voulons participer activement à la réforme du système de gouvernance mondiale » a d’ailleurs déclaré Xi Jinping en juin 2018 lors d’une conférence des cadres du parti sur la diplomatie. Bien avant en 2016, il avait déjà avancé que « le système de gouvernance mondiale en vigueur était de plus en plus inadapté à l’évolution de notre époque (…)  » 

La revanche économique a déjà eu lieu. Et la Chine ne compte pas s’arrêter là. Elle va reprendre, de toute façon, le fil interrompu de son histoire obscurcie pendant deux siècles. Pendant que les occidentaux auront de plus en plus de mal à accepter l’exception de l’empire du Milieu.

Le problème de l’exception chinoise

Ironie de l’histoire, ce sont les occidentaux eux-mêmes qui ont donné aux Chinois le bâton pour les fouetter. Mais, parce qu’entrain de perdre dans le propre piège qu’ils ont tendu, ils relancent la machine médiatique et l’arsenal des politiques protectionnistes pour freiner la montée du pays. Quand, dans les années ayant succédé la mort de Mao, Deng Xiaoping procéda à des réformes pour ouvrir le pays à la mondialisation économique, les multinationales occidentales, avides de profits plus que tout, ont sauté sur la Chine pour amasser d’énormes profits. Rien qu’en 2003, deux ans après l’entrée de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), « les 420 000 transnationales, avec plus de 20 millions de salariés, réalisent un quart de la production industrielle et 45 % des exportations » Disposant d’une main-d’œuvre quasiment illimitée, bien formée et à bas prix (pour ne pas dire presque gratuite), les capitalistes occidentaux voulaient uniquement profiter de l’empire du Milieu et rentabiliser leurs investissements sans que ce dernier, sur le long terme, puisse renverser l’ordre des choses. À l’heure où nous écrivons ces lignes, la multinationale Apple transfère 29 % de ses bénéfices aux Etats-unis alors que seulement 4% sont réinvestis en Chine. Tant que ce schéma pouvait se reproduire à l’identique, les compagnies occidentales (américaines dans leur majorité) pouvaient tranquillement continuer à extorquer la plus-value de l’exploitation de la main-d'œuvre chinoise et les affaires devaient indéfiniment prospérer sans problème ni remontrances. C’était bien compter et mal calculer ! 

Il faut se rappeler que l’Asie, en plein boom de développement économique dans les décennies 80 et 90, a accepté depuis de financer le déficit croissant des Etats-unis. C’est ce rôle dans lequel la Chine a choisi, pour un temps, de se cantonner discrètement pour affaiblir son désormais grand rival géopolitique et le rendre dépendant de son marché (il est vrai que la dépendance est réciproque). À rappeler également que c’est cette même fonction que l’Europe, après la seconde guerre mondiale, a rempli volontiers. Mais éclatée politiquement, multi-ethnique et pluri-nationale, elle ne pouvait représenter une entité menaçante pour la domination des Etats-unis. D’autant que sur beaucoup de plan, sécuritaire notamment, elle était tout bonnement dépendante de l’armée américaine.

Peu de temps après, la montée des Dragons du Sud-est asiatique a été, elle aussi, réalisée dans les mêmes conditions. Leur décollage et développement économique s’est fait d’ailleurs sur la base d’une économie tournée vers l’exportation, aux Etats-unis principalement. Là encore, la taille de ces économies ne pouvait constituer une entrave à la domination de l’empire américain. Aucun des Dragons asiatiques n’avait d’ambitions d’influence, même régionale, ou de domination militaire.

Les grandes puissances occidentales, les Etats-unis en tête, ont au prime abord fait ces mêmes projections à propos de la Chine. Elles (ces projections) étaient même bien plus supérieures à la situation de l’Europe d’après guerre et des Dragons asiatiques. En réalité, toute cette paisible sécurité dans l’esprit des capitalistes et dirigeants politiques des pays occidentaux reposait en fait sur une espérance à laquelle ils étaient fortement accrochés : « L’effondrement prochain de la Chine ». C’est, d’ailleurs, le titre du livre idéologiquement motivé de Gordon Chang publié en 2001. Dans ses prévisions, ce dernier a même fixé dans le pire des cas l’année 2011, soit dix (10) ans après la publication de son livre, comme année d’effondrement du régime chinois. Gordon Chang avançait alors que la faible rentabilité des entreprises d’Etat, l’ouverture du marché chinois à la concurrence extérieure, l’essor du chômage et les problèmes environnementaux allaient entrainer le régime chinois à sa perte (Jean-Pierre Cabestan, 2018 : 10). D’autres thèses récemment formulées jugent, quant à elles, que sans « démocratie » et « Etat de droit » la Chine sera incapable de poursuivre son développement économique et surtout d’innover . Réduisant ainsi TOUTE démocratie et TOUT Etat de droit au seul horizon de l’« esprit occidental ».

De toute évidence, rien de tout cela n’a été et ne le sera probablement dans un temps prédictible. Aucun régime n’est éternel ! Mais, entre-temps, contre toutes ces prophéties, le PIB chinois a été multiplié par 37 en une quarantaine d’années, passant de 305 milliards de dollars en 1980 à 12.725 milliards de dollars en 2017. Si l’on considère son évolution depuis 2001, date de son adhésion à l’OMC, nous devons constater que son PIB a été multiplié par 8 pour atteindre 14 217 milliards de dollars en 2018 (statistiques FMI). Aucun pays n’a fait montre dans l’histoire d’un développement aussi massif et rapide. Mais plus, la Chine fait la course en tête aujourd’hui, avec les Etats-unis bien sûr, dans le domaine des innovations, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle (Kai Fu Lee, 2019 : ).  Elle a même rejoint le club très fermé des pays sur le point de coloniser l’espace. C’est donc, au constat, une révolution et une transformation structurelle dans l’économie mondiale provoquée par la Chine qu’il convient d’expliciter dans les lignes suivantes :

« Sur le plan financier, le phénomène majeur est le passage de la Chine, en un temps historique record, du statut de pays débiteur à celui d’exportateur de capitaux. L’excédent des échanges courants, inférieur à 20 milliards de dollars en 2001, explose dans les années suivantes jusqu’à atteindre 436 milliards en 2008, soit presque le double de l’excédent allemand et le triple de celui du Japon ».

Les dirigeants occidentaux ont échoué, à cause de leur inféodation à un système idéologique dont les fondement théoriques et historiques ont toujours été très discutables, à prévoir que « l’extraordinaire dynamisme de l’économie chinoise, conjuguée à sa masse, allait bouleverser les conditions de la croissance mondiale, tant du point de vue de l’activité, des prix et de l’emploi que des conditions d’équilibre des marchés financiers ». Mais aussi et surtout, les relations géopolitiques mondiales.

La Chine, forte de par elle-même et assoiffée de revanche, devient donc l’exception qui ne se soumettra, peut-être, jamais à la règle. D’autant que, désormais, presque tous les attributs lui sont favorables.

La guerre en Ukraine, un laboratoire chinois d’expérimentation à distance

L’idée qui nous est venue en tête aux premiers jours de la guerre en Ukraine est le caractère tragique de l’histoire. Depuis 2009, les yeux des de tous les spécialistes étaient rivés sur l’Asie-pacifique. Nous savons que les stratèges du département d’Etat,  depuis cette date, sous la direction d’Obama, ont fait de la Chine la priorité numéro 1 des Etats-Unis, marginalisant ainsi la Russie de Poutine. Tout le monde arrivait à la conclusion que le point de basculement du monde serait Taïwan ; la guerre en Europe était pour ainsi dire jetée aux oubliettes. Peut-être que, nous l’avançons à titre d’hypothèse, la guerre en Ukraine est une guerre d’orgueil ou pire du ressentiment ! 

Pour ce qui est de la Chine proprement, à propos de cette guerre, sa discrétion et son ambiguïté ne sont pas à démontrer.  Certains observateurs qui prédisaient l’affrontement sino-américain s’étaient montrés catégoriques : ‘’seule la Russie décidera du vainqueur en cas de conflit entre les deux géants’’.  Voilà que, contre de toute attente, la Russie de Poutine, avec cette guerre, sert de poste éloigné et d’expérimentation pour la Chine dans le cadre d’un affrontement probable avec les Etats-Unis sur la question taïwanaise et pour la course finale à la première place dans le classement des puissances et la redéfinition de l’ordre politique global.

Revenons sur l’ambiguïté chinoise : début février, le leader chinois, Xi Jinping, et Vladimir Poutine, dans une scène de romance diplomatique - alors que les jeux étaient boycottés par le grand rival outre-atlantique -, affichaient leur grande complicité lors de l’ouverture des jeux olympiques d’hiver de Pékin. Tout cela a été scellé dans une déclaration commune où les deux les grandes puissances militaires annonçaient  ‘’l’amitié sans limites’’ qui lie désormais leurs pays respectifs. 

Pourtant, depuis le 24 février - date du début de la guerre russo-ukrainienne, Pékin n’a montré aucun soutien affiché à la Russie, ni n’a condamné ce que la presse occidentale qualifie de guerre d’agression de la Russie en Ukraine. La Chine a même augmenté son importation de blé et de pétrole Russe pour permettre à Poutine, sinon d’éviter mais d’amortir les sanctions à profusion venant du camp occidental. Les Chinois ont même suivi avec attention les efforts réalisés par Moscou depuis 2014, date de l’annexion de la Crimée, pour développer une plateforme de paiement alternatif à Swift. Même si nous savons que, désormais, la plus grande plateforme de paiement concurrente à Swift est chinoise - Unionpay - qui a déjà servi à la Chine pour contourner les sanctions américaines en Iran en passant par cette dernière et en faisant des transactions internationales en monnaie chinoise. Sans même le chercher, les Occidentaux ont poussé la Russie de Poutine aux mains des chinois ; les Russes sont connectés aux système de paiement chinois depuis. 

Cependant, c’est la possibilité d’observer, de constater et d ‘étudier les moyens de rester dans la course pour la première place dans le cadre d’une économie de guerre que la guerre en Ukraine donne au géant chinois. Rappelons que cette guerre dans sa version la plus soft (la guerre commerciale) a déjà commencé sous Donald Trump avec la Chine. Autrement dit, et c’est là tout le cynisme de « la politique internationale qui n’est que l’art d’être injuste impunément » (Démesver Délorme), la Chine a intérêt que cette guerre dure le plus longtemps possible. Les Etats-Unis aussi ! La Chine d’abord, parce tout affaiblissement du grand voisin russe sur-armé mais « bien pauvre » ne la mettrait qu’en position de force pour négocier ses contrats d’énergie à prix cassés ;  rendre la Russie dépendante de ses produits manufacturés et  accélérer son projet de la nouvelle Route de la soie que la Russie a toujours redouté et hypocritement ralenti la course, de peur d’être supplantée en Asie centrale par la puissance économique chinoise qui la surclasse à des années lumière. Les Etats-Unis ensuite, parce qu’ils trouvent désormais « un concurrent » qui  ne peut plus leur faire la morale par rapport aux guerres illégales déjà menées par eux. Mais l’occasion est d’autant plus belle pour les USA que cette guerre « inattendue » vienne remettre totalement l’Europe à leur botte. Sans compter la nouvelle santé retrouvée de l’industrie de l’armement américain. Mais dans tous les cas, le Grand bénéficiaire de la Guerre en Ukraine, c’est la Chine : elle profite comme jamais auparavant de la Russie, pendant qu’elle continue tranquillement à commercer avec le camp occidental.

Ce ne sont là que des données parmi de multiples d’autres. Nous continuerons à explorer des points de vue un peu différents pour les partager avec vous.


Nelson Bellamy

Enseignant - Anthropologue - Diplômé en Sciences politiques 

New York, 21 mars 2022





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