Pulsion de mort. La société haïtienne contre elle-même. Penser la possibilité de notre puissance d'agir | Par Edelyn Dorismond
Je suis un sujet dans la mesure et aussi longtemps que je résiste à mon évanouissement. Rudolf Bernet
Depuis
quelques semaines, les citoyens haïtiens de la capitale sont confrontés au
phénomène du kidnapping, lié à l'expansion de la gangstérisation de la société
haïtienne et à l'indifférence du pouvoir public de colmater les brèches de
l'insécurité généralisée qui s'impose comme la dynamique normale de la vie
quotidienne de la capitale haïtienne. Si nous avons été touchés par ce
phénomène, nous avons été peu préoccupés à l'extrême fragilisation de la vie et
de la politique réduite depuis la présidence de Jovenel Moïse à son contraire,
l'antipolitique, l'absence d'une intention de gestion vers le mieux -être du
collectif, l'absence de mise en oeuvre de stratégie de sécurisation des
citoyens : la sécurité est un droit fondamental de protéger le citoyen dans sa
dignité intégrale.
Aujourd'hui,
nous en sommes à une phase d'inquiétude ou de peur, d'angoisse qui ruine à la
fois la santé psychologique des citoyens, mais introduit une psychose
collective qui renforce le processus d'abêtissement qui a cours depuis la formation
de la société haïtienne tout en apportant au pouvoir central un regain de
sérénité du que fait que le pouvoir n'est plus interpelé de son lieu de pouvoir
de justice sociale, de redistribution mais de celui de la sécurité et de la
peur: le topos de la politique changé le pouvoir passe d'un pouvoir dont on n'a
pas eu besoin à un pouvoir qui doit sécuriser les citoyens contre ses
ravisseurs. Ce qui fait vite oublier les diverses formes de ravissement
auxquelles nous a habituées ce même pouvoir. Est-ce éventuellement pour cette
raison que le pouvoir semble se délecter (rappelons le choix du président de
maintenir les festivités carnavalesques malgré la baisse de la qualité de vie
des Haïtiens, rappelons l'indifférence du président qui, dans ce contexte, devrait
faire montre de sa responsabilité de chef de l’Etat a préféré danser au Champs
de Mars quand des familles sont dans la peine de la disparition de leurs
proches et ont la peur dans l'âme) de
cette situation de grande inquiétude au lieu de proposer des plans de
sécurisation dont il n'a pas l'intelligence requise ou la volonté den venir à
bout. L'impuissance d'Etat manifestée dans la veulerie du président de la
République, que nous pouvons aussi traduire ailleurs par la «politique de la
survie», sorte de biopolitique qui se jouit de la vie aux abords de la mort,
doit être comprise (comme on dit que les sciences humaines comprennent. C'est
le début d'interprétation de ce qui se manifeste dans la société haïtienne sous
la présidence de Jovenel Moïse). Il faut comprendre ce qui se passe
actuellement, pour mieux nommer cette dynamique macabre, cette nuit noire qui
couvre notre vie sociale.
Notre hypothèse est que ce qui se passe
actuellement est l'expression d'une forte pulsion de mort qui a pris la vie pour
objet en retournant la vie contre elle-même. Sa source profonde viendrait d'une
fissure anthropologique par laquelle la société haïtienne a du mal à se
réconcilier avec elle-même. Ce qui donne lieu à une double dynamique
d'effacement de la vie: sa propre vie et la vie des autres: la vie de l'autre
devient banalité pour n'avoir eu l'occasion de restaurer sa vie dans la
dignité. Une même dynamique de bestialisation au cœur de cette faille
anthropologique qui prend une forme politique exacerbée sous la présidence de
Jovenel Moïse. L'hypothèse de la pulsion de mort nous oriente vers l'esquisse
d'une anthropologie fondamentale, élaborée sur les traces des épreuves
traumatiques, où il est possible de déceler les failles d'être qui travaillent
les Haïtiens. Ce court article n'est que la mise en discussion de quelques
lignes directrices.
a) De la pulsion de mort. La vie au service de la mort dans la
pulsivité du désir
La
pulsion de mort est un concept freudien élaboré pour corriger la compréhension
du désir, défini unilatéralement par le principe du plaisir, qui s'entend comme
le plus bas niveau d'excitation du psychisme humain rendant la tension
supportable. Découverte, avant tout au cœur des pratiques d'agressivité, telle
que la guerre, la pulsion de mort conduit
Freud à l'idée qu'il est n'est pas entièrement justifiable de penser le désir
uniquement au regard du principe du plaisir, vu que parfois le déplaisir se
trouve visé pour lui-même. Comme si le déplaisir deviendrait le plaisir du
désir. C'est en faisant le constat qu'un certain déplaisir, qu'un seuil de
tension est accepté pour lui-même que Freud met au pied l'hypothèse de
l'existence d'une réalité que vise le désir en lui apportant un plaisir
paradoxal ou ambivalent.
-
Du désir selon Freud
Dans
Au-delà du principe du plaisir (nous
ne nous proposons de faire l'exégèse de la théorie du désir chez Freud, du
premier temps de son élaboration au temps de la rédaction du principe de la
pulsion de mort qui a porté quelques corrections à la relation du désir et du
plaisir), Freud élabore la problématique du désir défini par l'intensité
d'énergie qui peut être supportable (le plaisir) ou désagréable (le déplaisir).
Il entend donc, par une conception physico-physiologique, le désir, réalité
essentielle de la vie psychique humaine, comme flux pulsionnel marqué par la
"tension" dont l'affaiblissement produit le plaisir et l'augmentation
le déplaisir. Freud suggère que le propre du psychisme humain, en situation
normale, est de vivre le peu de tension possible, de « maintenir un étiage
aussi bas que possible ou, au moins, à un niveau aussi constant que possible la
quantité d'excitation qu'il contient.»[i] En
ce sens, le plaisir devient une sorte de finalité du désir, et traduit la
dynamique propre de «l'appareil psychique (qui) cherche à maintenir sa quantité
d'excitation à un niveau aussi bas que possible.»
Il
y a donc une réalité de la vie psychique, plutôt une économie qui consiste à
maintenir l'excitation ou le mouvement pulsionnel au niveau le plus bas. Telle
est, selon Freud, la réalité propre du psychisme humain.
-
De la temporalité du désir
Donc,
le désir de ce point de vue est caractérisé par une temporalité non différente
de la temporalité ordinaire, le vecteur linéaire, qui, en dehors de certains
obstacles[ii]
recensés par Freud risquant de produire des malaises et de changer la dynamique
propre du temps, ne cesse de se diriger en ligne droite jusqu'à atteindre le
niveau le plus bas. Malgré les détours qu'il peut être contraint de prendre vu,
parfois, la force oppositive de certains obstacles, le désir se dirige vers une
seule chose, le plaisir ou la tension maintenue à son bas niveau. Nous pouvons établir, à partir de cette
lecture, cette équation désir =˃plaisir, en ce sens que le désir s’oriente vers
le plaisir, et cherche à s’y fondre afin de faciliter la vie normale du
psychisme humain. Le temps du désir est celui de la fuite linéaire vers la
satisfaction.
-
De la pulsion de mort
Si
la vie psychique se porte vers une basse tension qui facilite son bon
fonctionnement et permet une meilleure relation à la réalité, au principe de la
réalité, il est important de savoir comment expliquer la pulsion de mort,
l'existence du principe du déplaisir au sein de la vie psychique. Il s'agit
d'un paradoxe qu'il faut lever et c'est tout le sens de l'article de Freud que
nous avons cité. La pulsion de mort manifeste une autre temporalité qui fait
tourner l'excitation sur elle-même, donc elle n'atteint pas son objectif et
devient à elle-même son objet de consumation. Le psychisme humain étant mû par
la diminution de l'excitation, dans la pulsion de mort, la tension entre
diminution et augmentation d'excitation se renforce par une surdétermination de
l'objet qui est le plaisir du déplaisir. Alors que le désir a eu une
temporalité linéaire, dynamisée par la pro-pulsion du désir vers son objet,
souvent lié au principe de réalité qui lui fournit légitimité (sociale), dans
la pulsion de mort le désir s'est tourné sur lui-même en prenant son
inaccessibilité au principe de réalité comme objet de plaisir: « la pulsion de
mort désigne un principe de déliaison actif dans la psyché et s'exprimant par
un «au-delà du principe de plaisir»[iii].
Le
psychisme devient la scène d'un jeu de consomption où le désir n'étant pas en
mesure de se satisfaire s'en prend à lui-même dans sa propre chair. En même
temps, il produit l'illusion de satisfaction par l'apaisement l'excitation.
Pourtant l'excitation diminuée n'est l'excitation augmentation qui met en péril
la stabilité du psychisme: la diminution d'excitation est aussi l'augmentation
de cette même excitation. Le trouble psychique prend la forme de l'ambivalence
et masque la représentation de la réalité où l'objet illusoire de satisfaction,
celui qui apaise l'excitation, prend lieu et place du principe de réalité. Il
fait écran au principe de réalité. Dans un autre langage, autre que celui de la
psychanalyse, que nous ne pouvons utiliser trop longuement, nous dirions que la
conscience humaine prise dans la temporalité enroulée sur elle-même (d'où le
sens de la «compulsion de répétition», autre concept de Freud qu'il associe à
l'explication de la pulsion de mort se situant au-delà du principe de plaisir),
se prend comme désir pour son propre objet de satisfaction. C'est le sens de la
compulsion de répétition qui manifeste par ce retour, la structure circulaire du désir coupé du
principe de la réalité et devient «répétition d'expériences déplaisantes»[iv].
Freud
a associé la pulsion de mort et la compulsion de répétition. Il y a répétition
parce que le désir tournant en rond revient constamment sur lui-même. Ainsi le
désir prend sa propre courbe, celle du cercle et passe constamment par les
mêmes instances. Il y a possibilité de mort parce que la vitalité du désir
s'étiole et s'affaiblit par un double mouvement paradoxal de diminution et
d'augmentation d'excitation.
b)
Pulsion
de mort et temporalité rompue
En
conséquence, le désir est porté par une temporalité est coupée qui manifeste
une rupture avec le principe de la réalité dans le déploiement du désir vers la
satisfaction. Au moins, deux temps
s'affrontent, celui du désir enroulé sur lui-même et celui de la réalité qui
devient instance normative qui bloque la satisfaction réelle au profit d'une
satisfaction phantasmatique.
Du
point de vue de la phénoménologie comme méthode philosophique qui laisse venir
le phénomène tel quel afin de décrire son mode d'avènement, la manifestation de
la pulsion de mort présente quelque chose qui serait lié à un rapport corrompu
au temps, qui corrompt aussi la temporalité en la faisant perdre sa force
créatrice. Cela nous conduit à des considérations sur le temps, que nous ne
pouvons pas ici développer dans toutes leurs nuances. Disons, par ailleurs, que
le propre du temps est d'être un flux subjectif (en dépit du temps physique qui
présente d'autres modalités physico-mathématiques de mesures et de mouvements) qui
anime la réalité de la conscience. Il constitue la conscience autant que
celle-ci le constitue en tant qu'objet de pensée, en dépit des difficultés de
la relation de la conscience et du temps mises en relief par la phénoménologie
elle-même. Il reste que le temps saisi par la conscience présente la linéarité,
la protention comme modalités de son fonctionnement normal. Son déploiement est
linéaire malgré les sédimentations qui sont des formes d'enroulement qui lui
apportent une certaine épaisseur et densité. L'inconscient est le nom d'une
forme de sédimentation interdisant à la conscience l'accès à la racine du temps
qui devient barrée.
Dans
la pulsion de mort s'armant de la compulsion de répétition un événement s'est
produit au cœur de la dynamique temporelle qui divise de manière inexorable,
moyennant l'intervention de l'analyste, la conscience donnant naissance à
l'existence d'une instance de résistance et de répétition contrevenant au
pouvoir de commencement et de responsabilité de la conscience. Dès lors, nous pouvons affirmer avec Bruce
Bégout que « la sphère inconsciente, comprise comme «stock» des sens identiques
et disponibles, se caractérise dans son ensemble par sa non-donation et par
non-intuitivité totale.[v]»
La différence entre le flux temporel qui soutient la conscience et
l'inconscient psychanalytique est dans la créativité, l'intuitivité ou
l'auto-intuitivité de la conscience qui a «la possibilité d'une réactualisation des significations
sédimentées dans la passivité secondaire du sujet[vi].»
Un premier événement s'est produit dans le psychisme, la rupture dans le flux
temporel donnant lieu à une conséquence majeure, l'effacement de
l'auto-intuitivité qui est la condition du rapport au principe de la réalité et
de la communauté. Un troisième élément résulte de cet événement, que la
phénoménologie n'a pas pris en compte, c'est l'instinct de mort que «nous
entendons ici non pas la mort physique de l'individu, mais l'abolition de
l'identité subjective par un événement non-appropriable et par conséquent
traumatisant.[vii]» Rupture dans le flux temporel ou la dynamique
interne de la conscience, institution d'une instance qui échappe par moment à
son aptitude de ramener au présent créant une fragilisation de la conscience
devenue habitée et mort ou manque de vitalité créatrice de la conscience,
éventualité de son évanouissement.
Telles sont les conclusions auxquelles nou ramène une phénoménologie de la
pulsion de mort, qui s'est instaurée lors d'un événement traumatique, d'un
toucher traumatique laissant douloureusement sa trace dans la chair du sujet,
frappé du difficile «éveil affectif[viii]».
La
psychanalyse dit de manière plus saisissante la réalité de cet éveil affectif
contaminé d'un toucher douloureux traumatique qui force l'individu à se
complaire dans cet état douloureux. Pourtant, il nous faudra penser les limites
de ce que la psychanalyse propose, parce qu'il y a, dans ce qu'elle propose,
des risques de nous enfermer dans un pessimisme sans perspectives de sortie. Il
s'agit des «instincts du moi» qui porteraient une profonde tendance à la mort.
Si les instincts sexuels se dirigent vers la vie, les instincts du moi tendent
vers la mort. Du point de vue de Freud, la compulsion de mort pourrait être
comprise comme un élan vers la mort, lors d'un événement traumatique comme la
guerre, interdisant une remontée vers la vie, vers la créativité. Notons qu'une
telle position n'est pas défendable du point de vue de la phénoménologie qui
soutient une pulsivité fondamentale du flux temporel, favorisant
irrémédiablement la créativité dans l'autoaffectation du sujet, laquelle
autoaffectation est déjà source de l'estime de soi -en tant qu'elle renferme en
elle l'expérience de l'épreuve de soi, de sa capabilité-, et du rapport sain à
l'autre. Toutefois, à prendre au sérieux l'hypothèse de la psychanalyse de
l'existence d'un instinct de mort qui risque de coincer le sujet vers des choix
mortifères, il est important de nous demander si quelque chose de l'ordre de
l'instinct de mort ne guette par la société haïtienne, lequel instinct de mort
serait particulièrement à l'œuvre dans ce contexte de gangstérisation, de
kidnapping, de banalisation de la vie humaine, de corruption, etc., produisant
une force extrême de désespérance des citoyens haïtiens.
c- Les Haïtiens seraient-ils mus par des
pulsions de mort ?
Plusieurs
éléments dégagés de l'observation spontanée de la vie quotidienne haïtienne
permettent de supposer qu'une dynamique pulsionnelle liée à la mort ou au
manque d'estime de soi, traversent cette société. Vraisemblablement, cette
dynamique serait en relation aux compulsions de mort qui la travaillent, en
plus ou moins grande intensité ou densité selon les différents moments de l'histoire
haïtienne. À titre d'illustration, nous recensons quelques éléments qui ne
donnent pas un tableau exhaustif de la dynamique globale mais l'illustrent à
bien des égards.
Manque
d'ouverture au monde. Nous
sommes peu ouverts au monde (on serait enclin à objecter que les Haïtiens
partent dans toutes les directions du monde à la recherche de bonnes conditions
de vie. En vérité, cela ne signifie pas encore l'ouverture au monde qui marque
une forme d'habiter le monde dans la pluralité des relations au monde. Le grand
nombre des Haïtiens partent avec leur bulle haïtienne qui ne laisse passer
aucun autre sens du monde). Nous habitons le monde comme notre monde limité à
notre espace territorial que nous ne maitrisons pas. Un narcissisme inversé
nous inspire une admiration paradoxale à nous-mêmes: pito nou lèd nou la. Que nous soyons là, à la laideur de nos
villes, de nos vices, de misère. L'essentiel est d'être.
Le
voisin dominicain qui nous prend très au sérieux est vu depuis une certaine
hauteur liée à notre haut fait d'arme que représente l'indépendance comme
minable peuple avec lequel nous entretenons une relation de domination honteuse
que nous refusons d'assumer. Toute notre vie dépend aujourd'hui des
Dominicains, alors que, par "abréaction", nous adoptons airs hautains
dès que le nom de Dominicain résonne). Inversement, nous courbons l'échine en
face des Américains, des Français ou des Canadiens, tout en nous plaçant en assistés
auprès des Cubains et des Vénézuéliens dont nous sommes incapables d'estimer
les sacrifices qu'ils ont consentis pour nous offrir leurs aides (les médecins
haïtiens formés à Cuba sont chassés du pays par des pratiques d'exclusion, le
fond petrocaribe a été vilipendé dans les conditions que l'on sait, etc.) Tout
traduit un nombrilisme asséchant qui nous conforte dans notre manière mesquine
d'être au monde, engoncé à un moment historique - 1804- auquel nous sommes
incapables de répondre dans ses promesses. Une double posture caractérise notre
manque d'ouverture au monde: le manque et le trop d'estime de nous produisant
chacune le même effet, l'impuissance d'être qui génère le laisser aller et le
besoin d'être pris en charge
(constamment des Haïtiens réclament la mise sous tutelle d'Haïti par des
"pays amis").
Se
laisser aller et se laisser prendre en charge. Fort
de ce rapport nombriliste au monde, nous inventons une société avec des
logiques particulières. Politique des immondices, politique de l'insalubrité,
politique des cadavres errants, politique de la peur ou de l'intimidation,
politique de la production des corps armés para-institutionnels ( à côté des
institutions exigées par la Constitution), politique d'assistance en expertise
de toutes sortes (en manipulation médiatique en vue de l'abaissement de
l'opinion publique), politique de la mendicité ( un membre de l'opposition
avait crié à l'aide humanitaire. Le président a repris les propos quasiment
dans les mêmes termes pour attirer la pitié américaine, alors qu'il pensait
déjà au gaspillage des maigres ressources publiques dans les lascivités
carnavalesques. Demain, sans aucun scrupule, il est probable qu'il fasse appel
aux "amis d'Haïti" pour sauver le pays de la famine), etc. Nous nous
laissons en piteux état pour attirer la pitié des ONGs, des organisations
internationales, comme ce mendiant qui dissimule sous ses haillons les sous
récupérés continuant à mendier en faisant le calcul, sous par sous, de sa
richesse prochaine qui le délivrera de la mendicité. Ici, on ne mendie pas pour
libérer le pays de sa misère on mendie pour se tirer personnellement de la
famine collective. Procéder de cette manière, il est évident qu'un ressort est
parti de notre structure d'être; nous avons perdu le sens de la dignité, le
fait d'exister pour soi avec l'autre et pour l'autre. Nous nous sommes faits un
lieu dont l'humanité a du mal à se réclamer. La puanteur de nos rues, la faim
chronique, la prostitution généralisée qui entrave l'avenir des jeunes garçons
et filles (dont nous avons de parler mais dont nous sommes tous conscients et
au courant), tout ce misérabilisme qui fait le fond de commerce des
responsables économiques et politiques n'est qu'une tentative de rayer
l'humanité en nous. C'est là la manifestation de cette pulsion de mort qui peut
prendre la forme explicite de l'"évanouissement" de soi comme être
capable, ou la forme de petites stratégies d'effacement insidieux de soi, tel
que la faim, le maque d'espérance, le mépris, l'expérience de la futilité de la
vie exposée dans la prostitution qui use l'estime de soi dans la maltraitance
de l'autre (victime lui aussi parfois de ce dispositif vampire), la misère
quotidienne, etc.
Autoflagellation.
Qui, parmi nous, n'a pas entendu cette sentence haïtienne: «les Haïtiens sont
méchants, ils n'y peuvent rien de bon». Toute appréciation d'un fait haïtien
venu d'un Haïtien est vite frappée de dénégation, de mépris ou de méfiance et
d'incrédulité, comme si rien de bon ne pouvait venir de l'Haïtien. Cette
compulsion à l'autoflagellation est signe d'une dynamique anthropologique plus
profonde que nous pouvons lier à la compulsion de mort, mais où se joue
précisément le désir haïtien d'effacer l'autre Haïtien d'en face. Par ailleurs,
ce désir dans l'économie globale de la société circulant d'un Haïtien à l'autre
produit un dispositif d'annulation réciproque ( c'est le fameux chen manje chen (cela n'annule pas
l'existence d'entraide individuelle ou collective, évidemment, qui se raréfie
durant ces dix dernières années). Le désir d'annulation réciproque qui a trouvé
sa récente illustration politique dans les bras du pouvoir et de l'opposition politique marque aussi et surtout un penchant
à l'autodestruction (nous avons frôlé cette autodestruction collective durant
le dernier "peyi lok". Il faut remarquer que cela nous guette sous
plusieurs formes: gangstérisation du pouvoir et de la société, absence de
compromis entre les acteurs politiques, avarice des hommes d'affaire qui
pillent toutes les ressources disponibles comme s'ils ont eu la nouvelle de la
raréfaction de ces ressources). Puisque rien de bon ne saurait venir de l'autre
haïtien, il faut nous en protéger et en profiter à fond, jusqu'à l'épuisement.
Protection qui peut prendre des formes diverses: maintenir le pouvoir,
l'exercer contre autrui, effacer autrui qui se montre trop dangereux, etc.
Profit qui prend particulièrement les formes de la corruption, du détournement
des biens publics aux avantages privés ou personnels. L'autoflagellation marque
deux attitudes, logique et psychologique, reviennent en fin de compte à une
vision haïtiano-centrée qui n'est assurée dans ses conséquences sociales et
politiques. L'autoflagellation entend fonder des expériences personnelles ou
singulières en jugement universelles. Donner un point de vue général (valable
pour tous) à son point de vue personnel
(vécu par soi-même). Psychologiquement, la répétition de ces occurrences
particulières peuvent avoir la vertu de fonder une opinion par induction. Au
clair, une disposition haïtienne à L'autoflagellation montre combien les
Haïtiens portent une faible estime d'eux-mêmes. Cette faible estime semble
prendre appui sur la faible puissance d'action ou sur l'absence de grandeur
dans les initiatives collectives minées par la petitesse des responsables
politiques.
Faible
puissance d'agir. Absence d'esprit de responsabilité. Les facteurs que nous avons pris en compte, à
côté de bien d'autres, nous permettent d'une part, d'affirmer que la pulsion de
mort est bien présente dans le société haïtienne qui réunit historiquement et
sociologiquement les traits d'une affectation primordiale qui place les
Haïtiens ayant perdu leur "éveil affectif" leur pouvoir d'agir dans
une spirale de lamentation (en dépit dela grande débrouillardise que nous
reconnaissons aux paysans, aux gens modestes. Ici, la lamentation s'accompagne
d'activités et n'est pas essentiellement passivité. Elle s'exprime au cours des
maigres résultats: le paysan se plaint de ses maigres récoltes et croit qu'il
aurait pu avoir de l'abondance s'il y avait le soutien de l'État. Cela reste valable pour tous les corps de
métier.) D'autre part, l'absence de ce pouvoir d'agir se résorbant dans une
lamentation ou autoflagellation répétée que nous observons dans les prêches
évangéliques, produit une dépréciation proprement haïtienne de soi qui se
manifeste dans l'auto-diabolisation de la "culture" haïtienne par les
prédicateurs protestants. Il apparait que nous sommes pris dans un cercle
infernal marqué qui a la structure suivante: faible puissance
d'agir-autoflagellation- haine de soi/haine de l'autre. Ce qui se synthétise
dans cette formule que nous avons déjà employée, pito nou lèd nou la.
D'abord,
l'affectation primordiale concerne l'esclavage. On a étudié en Haïti-les rares
historiens qui s'en sont occupé- l'esclavage uniquement dans ses structures
sociales et économiques. On a laissé de côté ses conséquences anthropologiques
et psychologiques dont l'étude nous aurait apporté quelques pistes d'une part à
la question de l'absence de mémoire haïtienne de l'esclavage; d'autre part,
proposer des orientations de recherche sur le psychisme asservi, altéré par la
machine à produire des altérités serves. Ni la politique, ni la société
haïtienne ne sont touchées par le besoin de prendre la mesure des dégâts de
l'esclavage. Certains pensent qu'il s'agit d'une question résolue, puisque
l'esclavage n'a pas concerné que les Haïtiens. Ailleurs, semble-t-il, on s'en
sort très bien. Donc si les Haïtiens ne s'en sortent pas ce n'est pas la faute
à l'esclavage.
Nous
proposons une hypothèse autre, qui part de plusieurs moments de l'expérience
esclavagiste. Premièrement, l'esclavage est une prise sur le corps dans sa
corporéité, c'est-à-dire dans sa plasticité qui consiste à sédiments des
expériences et les recréer. Deuxièmement, il est une prise sur le psychisme
comme flux énergétique qui a besoin du langage, de la structure du langage pour
forger le monde. L'esclavage est aussi un discours. Un ordre du monde qui a
façonné le monde colonial esclavagiste, le monde haïtien qui ne s'est installé
sur aucune distance structure originale, aucune distance intellectuelle
véritable, aucune fondation propre: la fondation de la société haïtienne prend
racine dans la dynamique coloniale esclavagiste qu'elle s'est évertuée à
reproduire. Fort de ces éléments, il est clair que la haine de soi et de
l'autre qui nourrit la vitalité coloniale, pour n'avoir été traitée de manière rigoureuse
et systématique, empoigne la chair de la société haïtienne aussi bien que la
chair de chacun des Haïtiens (en contact avec un autre Haïtien).
La
faiblesse de notre puissance d'agir découle de cette passion coloniale qui
place notre affectivité dans une dépendance à l'autre, une rupture à nous-mêmes
qui nous dresse contre nous-mêmes. Cela diminue notre puissance d'agir de deux
façons. Nous sommes dans l'incapacité de produire des actions collectives. Par
action collective, il ne faut pas entendre seulement cette irruption spontanée
et plus ou moins durable des agents réclamant de meilleures conditions
d'existence (lesquelles revendications qui reçoivent la dénomination en
sociologie de "mouvements sociaux "). Il faut l'entendre comme la
capacité à élaborer et à mettre à exécution vers le mieux-être collectif des
perspectives de réponse aux revendications. La puissance d'agir est avant tout
dans les réponses aux revendications qui font montre de notre pouvoir de
création, de notre capacité à commencer, à inventer de nouveaux mondes pour les
nouveaux-arrivants[ix].
La
seule manière d'évacuer l'autoflagellation revient à nous renouer à la
puissance d'action qui a une double vertu: agir renforce le sentiment de la
capabilité, l'estime de soi en même temps que le sentiment de soi renforce
notre pouvoir d'agir. Que faire ?[x] En
guise de réponse, nous ne proposons que quelques orientations qui pourront être
explorées ailleurs. Il faut poser la question de l'homme haïtien. Il ne s'agit
pas revenir sur la vieille passion métaphysique de l'essence, comme s'il y
aurait quelque part dans la Caraïbe ou dans le monde où trouver un quelque
chose à reconnaitre d'essence haïtienne. Et même quand cela aurait été
possible, nous ne pourrons pas faire l'économie de l'histoire, de
l'anthropologie, de la psychologie, de la sociologie, qui nous donnent toutes
des modalités d'être de l'Haïtien afin d'en dégager quelques grands cadres de
signification. Pourtant, nous pensons que cette quête de compréhension de
l'Haïtien doit être critique. Elle doit être le diagnostic de ce que nous
expérimentons à titre de malaise, de mal-être, d'inquiétude, de doute sur notre
possibilité de persévérer dans l'être, afin de faire ressortir avant tout les
formes de résistance à cette "pulsion de mort", à cette désolation
qui ruine notre capacité à répondre en notre nom de l'humanité. Nous sommes
persuadé qu'il n'y a pas que de la pulsion de mort dans ce que nous vivons de
manière dramatique dans la société haïtienne, en soubassement de laquelle (ce qu'elle
renferme de ressources), une vitalité en souffrance n'attend qu'une véritable
expérience de soi pour se libérer et ouvrir les possibilités d'être dans la
dignité et l'estime de soi. Pour cela, la nécessité de l'homme nouveau
s'impose, même lorsque nous devrons mesurer tous les dangers de cette question
de l'homme nouveau au regard des divers exemples de l'histoire politique de
certaines sociétés qui ont été confrontées à cette question du renouveau.
Toutefois,
si nous voulons refuser d'être esclave de l'esclavage, tel que Fanon l'avait
exigé à tous les héritiers de l'esclavage, la nécessité de l'homme nouveau,
seule manière de couper court à cette pulsion de mort, vers une existence
joyeuse ou épanouie (qui réalise ses projets même de manière continue) passe
par la question radicale: comment sortir de la haine de soi qui enferme vers
l'estime de soi qui ouvre aux mille et une possibilités de (du) monde
Edelyn
DORISMOND
Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de
Limonade -UEH
Directeur de Programme au Collège International de
Philosophie - Paris
Directeur de l'IPP
Directeur du comité scientifique de CAEC
Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP.
[i]
Sigmund Freud, «Au-delà du principe du plaisir», in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1970, p. 9.
[ii]
Freud en distingue plusieurs: le principe de
la réalité face auquel le «principe du plaisir s'efface et cède la place», et
le les conflits liés à la formation du moi se soumettant aux idéaux moraux et
sociaux de la société.
[v]
Bruce Bégout, La généalogie de la logique. Husserl, l'antéprédicatif et le
catégorial, Paris, Vrin, 2000, p. 211.
[vii]
Rudolf Bernet, Conscience et existence. Perspectives phénoménologiques, Paris,
PUF, 2004, p.269.
[ix]
Dans ce paragraphe nous nous inspirons
librement Hannah Arendt dont nous pensons nous séparer du fait que nous nous
occupons ici d'un agent beaucoup plus complexe que ne l'avait pensé Arendt. Il
s'agit de l'agent postesclavisé qui est travaillé par des formes de passion qui
diminuent davantage sa puissance d'agir à plusieurs quelles ne l'augmentent. Ce
qui a exigé le détour par la psychanalyse, mais surtout ce qui semble conduire
davantage vers un pessimisme libérateur, en ce sens que le pessimisme propose
une libération du corps et de la pensée pour une plus grande conscience de soi
dans l'action sociale et politique.
[x]
Nous revenons à la question que s'est posé
notre ami Jean Waddimir Gustinvil, et à laquelle nous avons proposé de revenir
avant tout sur le problème anthropologique de la puissance d'action haïtienne
afin de trouver où greffer la possibilité du faire dans l'expérience
sociopolitique haïtienne.
Commentaires
Enregistrer un commentaire