Travail industriel au Parc de Caracol, entre précarité et mépris social | Par Roodson Mondesir
Dans ce présent article, nous entendons décrire sociologiquement,
à partir des observations et des témoignages qui traduisent la tendance
centrale, la condition de travail au Parc Industriel de Caracol (PIC). Ce souci provient du fait que dès l’installation de
ce parc, les discours tant officiels qu’officieux ne cessent de faire l’apologie
de cette valeur ajoutée. Présidents et Ministres qui se sont succédé sont tous émus
et fascinés ; soulagés par le nombre d’emploi créé dans le pays. En
lisant ou en écoutant leur discours, l’on peut aisément repérer leur représentation :
une implantation à fonction salvatrice. L’ex président Joseph Michel Martelly a
renchéri en déclarant que : « c’est ce type de changement que
nous recherchons et ce modèle de développement que nous voulons pour ce
pays ». D’autre part, des représentants comme Bill Clinton, en exprimant
sa fierté, abonde dans le même sens en soulignant que : « le parc
industriel démontre l’impact positif que des investissements étrangers peuvent
avoir dans la construction d’une meilleure Haiti ». Il n’est pas de notre
intérêt ici de reprendre les travaux de Georges Eddy Lucien sur le Nord-est d’Haiti
qui montre, contrairement aux propos de l’ex président des États-Unis, qu’il
s’agit de bien d’autres intérêts. Les discours ne cessent de faire l’éloge du
capital, de l’investissement, de l’économisme. Au final, les particularités
sociales sont laissées en arrière-plan. Mais la vie sociale, affirme Touraine
dans La société invisible, ne peut
pas être réduite à l’économisme car, est-il trop restreint. En réalité, si, en dépit
de cette fascination, les ouvriers racontent toujours que : pak la kòm nou pa gen anyen nap fè nou
kenbe’l ; pak la kòm peyi a pa ofri’w anyen ou kenbel, c’est qu’il y a
quelque chose qui fait problème, il y a de l’insatisfaction. Ceci a retenu
notre curiosité lors de nos observations au PIC (Avril-Juillet 2018) et
accouche cet article sur la condition de travail dans l’espace[1].
CP : haitinumerique.com |
L’expression « avoir un travail », estime
Paugam (2008 :
52), renvoie à la possibilité d’épanouissement et aux
assurances des garanties face à l’avenir. Cependant, s’il est stable pour
certains salariés, pour d’autres il ne l’est pas. En effet, c’est la raison
pour laquelle, nous dit l’auteur du Lien
social, qu’on parlait vers les années 1960 d’aliénation. Paugam
(opt.cit : 53) constate en outre que l’intégration varie avec la
satisfaction dans le travail et la stabilité de l’emploi. De ce fait il
distingue quatre type d’intégration : d’abord l’intégration assurée (satisfaction dans le travail et stabilité de
l’emploi) où les salariés peuvent établir des projets de carrières et ont
une garantie pour leur avenir; puis, l’intégration
incertaine (satisfaction au travail et instabilité de l’emploi) ;
ensuite, l’intégration laborieuse
(insatisfaction au travail et stabilité de l’emploi) ; enfin, l’intégration disqualifiante
(insatisfaction au travail et instabilité de l’emploi). En ce qui concerne les
ouvriers du PIC, reprenons en effet ces verbatim :
Bon konnya mwen wè y’ap revoke
moun pou anyen, ou rive en reta yo revoke’w. Me lòtjou se 25 moun yo revoke nan
yon sel modil. Pak la, kòm ou pa gen anyen ou kenbe’l
Se nan moman karavàn nan nou ye
la, yap revoke moun pou anyen.
En
effet, l’intégration de l’ouvrier du PIC est une intégration disqualifiante où
il n’est ni satisfait au travail ni ne peut s’assurer de la stabilité de
l’emploi. Or, pour reprendre Paugam (op.cit : 67), le cumul d’un travail
sans âme et d’un avenir incertain est source de désespoir et d’humiliation.
De plus, cette intégration disqualifiante s’accompagne d’une asymétrie dans les
rapports sociaux journaliers.
L’ouvrier est appelé par
son numéro ou un code d’appelle pouvant l’identifier (operateur, team member,
girl) ou encore par le nom de son opération (pressing boy, bottom hem girl…).
La nature et la densité du rapport varie avec la position de la personne par
rapport à l’ouvrier. C’est-à-dire, entre leader de ligne et ouvrier ;
superviseur/manager de ligne et ouvrier ; manager exécutif et ouvrier, il
existe un rapport vertical défini par les managers exécutifs. De ce fait, la
précarité, dans sa dimension relationnelle, affecte leurs rapports. Dans la
dimension salariale, les 46,66 gourdes par heure (soit 420 gourdes par jour
pour 9 heures de travail effectif) ne constituent qu’un très faible coup de
pouce pour son pouvoir d’achat.
Lors de nos
observations un manager exécutif rappelle à un superviseur, pour l’avoir vu
entrain de sourire à une ouvrière qui a dit quelque choses publiquement,
que : this is a job, this is not a
joke. You keep the distance (ceci est un job ; ce n’est pas un jeu. Il
faut garder la distance). Ce même manager (exécutif) organise, le lendemain,
une séance de réunion avec les managers de lignes afin de les édicter des
règles de conduites et il raconte ceci : you are in the hight level. You must keep the distance with the team members. Look
at a police officer, when he is in the way, the people don’t run faster, they
don’t do what they want, they wait the time that they must walk or run, they
run normally (vous êtes dans le haut niveau. Vous gardez la distance avec les
ouvriers. Regardez un policier, quand il est dans les rues, les gens ne font
pas d’excès de vitesse, elles respectent le feu de signalisation, elles
circulent convenablement). L’exemple du policier présente plutôt une image
régulatrice et/ou, dans certains cas, répressive. De plus, en témoigne une ouvrière :
Yap
ba’w anpil presyon, manadjè Ayisyen ap rele sou wou, sipèvizè jeneral ap rele
sou wou. Si yo te bay baton pou bat ou chak jou moun tap pran baton. Se gwo
rèl, frape tab pow, pow, pow.
Ainsi représenté dans l’imaginaire des managers exécutifs et, par suite, chez ceux des lignes, l’ouvrier est marginalisé et rencontre une difficulté particulière à la fois dans sa tentative d’affirmer son identité et dans son processus de construction entant que sujet.
L’ouvrier et le problème de la reconnaissance dans les rapports relationnels
Dans sa
théorie de la reconnaissance sociale, Honneth ([1992] 2002) avance que : Alter reconnaitra son Ego quand il comprendra qu’Ego doit bénéficier des mêmes privilèges
que lui. Pour cela Alter et Ego
doivent être équidistant par rapport au droit et au devoir. Toutefois, quand Alter ou Ego croit devoir bénéficier de
plus de privilèges que l’autre et qu’il rentre dans un rapport de pouvoir, de
domination et d’asymétrie, cela crée une « société dite du mépris».
Les verbatim suivant en témoignent.
Bagay
sa yo rele konje a li moun sa yo pa anvi tande pale de li menm, tandiske’w gen
dwa a sa. Yo diw konsa ou mèt demisyone lew bon wa retounen
Lè
nou revolte pou kèk bagay manadjè yo di nou sonje lè nou te vin la kòman nou te
ye. Mwen se pawòl sa ki touje tiye’m nan. Sa vle di paske yo baw travay la yo
ka fèw sa yo vle.
Par rapport à la
distribution des privilèges, constatons-nous, les ouvriers et les managers n’en
jouissent pas à égalité. Ce tableau suivant les présente, en les répartissant,
de manière succincte.
Tab.1 la répartition des privilèges entre managers et ouvriers à l’intérieur de l’espace.
Managers exécutifs
|
Managers de ligne
|
Ouvriers
|
|
Repas
|
9 :00-11 :00 et
2 :00-3 :00 (deux repas)
Pour un seul bâtiment
|
Pause formelle (1) entre 11 :20-12 :20 ou
12 :00- 13 :00
|
Pause formelle (1) 11 :20-12 :20 ou
12 :00- 13 :00
|
Transportation
|
Bus climatisé
Pas d’embouteillage à la montée
|
rude bataille à la montée (sauf
dans un bâtiment et le bus est climatisé)
|
Non climatisé
Embouteillage à la montée
Pas d’assez de place pour tout
le monde
Entassés
|
Utilisation
du téléphone portable
|
Ils l’utilisent quand ils veulent
(facebook, whatsapp…)
|
seulement pour les calculs (don’t chat it’s working time)
|
Que dans les minutes de pause.
|
Communication
orale
|
Libre choix
|
Garder la distance avec l’ouvrier-e
|
Réprimée (don’t talk, koud)
|
Affaires
personnelles
|
À l’intérieur du bâtiment
industriel
|
Les affaires personnelles
restent dans un casier à l’extérieur sauf dans un espace (casier à
l’intérieur mais visible)
|
Les affaires personnelles
restent dans un casier à l’extérieur. L’ouvrier ne peut pénétrer l’espace
qu’avec ses propres vêtements.
|
Source :
Données d’observation (avril-juillet 2018)
Ainsi,
les managers construisent leur identité sociale comme étant les plus méritants
et posent ceux qui ne font pas partie de leur catégorie comme étant leurs
subalternes. Ce rapport est caractérisé par un déni de reconnaissance et, au
final, la verticalité de ce rapport asymétrique marginalise les ouvriers qui,
aux yeux des managers, ont grand besoin de ce travail qu’ils les apportent, et
du coup, ne méritent pas de jouir les mêmes privilèges qu’eux. De cette
représentation, l’ouvrier est catégorisé et stigmatisé. En outre, la dimension
salariale du rapport influence négativement les relations de tous les jours.
Dans les
métamorphoses de la question sociale, Castel (1995 : 240) estime que le
salariat n’est pas né de la liberté ou du contrat, mais de la tutelle.
L’imposition du travail, en effet, s’est faite d’abord dans le cadre d’une
dépendance personnalisée à partir d’une localisation assignée. Au PIC, l’espace
est segmenté et divisé en espace de production et espace de bureau. Le premier
est celui où sont placés les ouvriers avec une ambiance thermique et
psychologique négativement jugés par ces derniers.
Le salariat implique,
en outre, la mise en disposition de sa personne, pendant un certain nombre
d’heures, afin de travailler pour autrui. Ainsi, il [le salariat] est plutôt
une forme de location de sa personne que la vente de sa force de travail. De
plus, il ne connote pas seulement la misère matérielle, des situations de
pauvreté, mais aussi des états de dépendance qui impliquent une sorte de
sous-citoyenneté ou d’infracitoyenneté (opt.cit. 246-248). Les propos qui
suivent en attestent.
Li
vin tounen yon travay esklav e blan an ap ba’w chalè pou’l voye travay la ale
Jan
nou travay la e tan an tou fè ke nou pa menm ka itil tèt nou, paske li pran
tout tan’w.
Bon
m konn vini ak tout rad la m gn yon ti kabann devan an la m tou lage kom sou li
sim reveye m la pou nan mitan lannwit, sim pa reveye m la pou demen.
En dernier ressort,
la logique monétaire qui commande la sphère de travail re-définit les rapports
entre patrons et ouvrier, lesquels ne deviennent que des rapports d’échange
monétaire. En ce sens, le profit et le coût importe plus pour les décideurs que
l’ouvrier lui-même. De ce fait, l’ouvrier, comme le souligne Lapeyronnie
(2005 : 87), n’est plus perçu comme un être humain, mais c‘est un coût, un
moyen et non une fin, une ressource humaine. Autrement dit, un objet et non
plus un sujet. Elle implique, au final, la
soumission de sa subjectivation à une autre.
ou malad, tan pou yo kite’w ale yo pito diw rete saw
ka fè wa fè. Sèl si yo wè bagay la grav anpil yo ka baw lese pase paske yo pap
kite moun mouri sou kont yo
Yap
baw anpil presyon, manager haitien ap rele sou wou, sipèvizè jeneral ap rele
sou ou. Si yo te bay baton pou bat ou chak jou moun tap pran baton. Se gwo rèl,
frape tab pow ! pow ! pow !
Suite à Friedmann
(1960 : 689), nous savons que : « toutes les tâches apparues, aux cours
d’enquêtes et d’observations, comme dépersonnalisée, celles auxquelles
l’opérateur ne participe pas, qui ne lui permettent de manifester aucune de ses
aptitudes et capacités profondes constituant son potentiel professionnel,
celles qu’il tend à fuir, sa journée terminée, comme une servitude, auxquelles
il n’attache pas d’intérêt professionnel, pour lesquelles bien souvent seul un
dressage rapide (et non un apprentissage) a été nécessaire, toutes ces tâches
sont des tâches aliénées ». Nos observations vont dans le même sens car, la tâche
journalière de l’ouvrier est d’exécuter. L’ouvrier reproduit, toutes les
heures, la même tâche, les mêmes gestes et entretient le même rapport avec le
même objet. En conséquence, les représentations de l’ouvrier ont
une orientation négative que les rapports, entre personnes, ont tendance à
prendre le caractère d’une chose. C’est en effet, la réification au sens de
Lukacs (1923 in Honneth, 2007 : 8).
À la suite d’Honneth (2002), on distingue
trois forment de mépris découlant du déni de reconnaissance. La première se traduit par l’atteinte à l’intégrité
physique ; la deuxième
forme concerne l’exclusion juridique et la troisième forme de mépris est la dépréciation sociale.
Toutefois, ces trois forment de mépris affectent, indépendamment de la
dimension considérée, l’estime de l’individu, son honneur social, son identité
et ses valeurs. Bourdieu (1993), dans la Misère
du monde, constate que la « petite misère », faite de souffrances
quotidiennes, correspond à l’expérience de l’infériorité sociale et se traduit
par le sentiment de ne pas être suffisamment reconnu et apprécié au sein de
l’espace social de référence. Cette misère de position se nourrit effectivement
de l’angoisse de ne plus être suffisamment reconnus ou, plus précisément,
d’être reconnus comme inférieurs aux autres et, par conséquent, de devenir
ainsi peu à peu des « exclus de l’intérieur ». Ainsi, la dimension subjective
de l’expérience des ouvriers, qui est indissociable du contexte social dans
lequel ils évoluent, est négativement affectée. C’est en effet ce que Renault (2008 :
48) définit par souffrance sociale.
De
ce fait, et au final, les
ouvriers ne deviennent, comme le note Paugam (2000 : 228) dans Le salarié de la précarité, que des
automates qui n’attendent au travail rien de plus que la fin de la journée (m paka tan’n li 5 : 00 la : je
ne peux attendre qu’il fasse 5 : 00). Au bout du compte, et au sens de
Friedmann, ils sont aliénés. Autrement dit, cette expérience sociale négative
constitue, pour eux, un mur d’aliénation.
Roodson Mondesir
Sociologue
Références
Bourdieu, P. (1993). La misère du monde.Paris : Seuil.
Castel, R. (1955). Les métamorphoses de la question sociale. Chronique du salariat. Paris : Gallimard.
Friedmann, G. (1964). Le travail en
miettes. Paris : Gallimard.
Honneth, A. (2005/2007). La réification. Petit traité de théorie critique. Paris : Gallimard.
_____. (1992/2002). La
Lutte pour la reconnaissance. Paris : Editions du Cerf.
Lapeyronnie, D. (2005). Sociologie
générale. s.l. Repéré à www.cours-univ.fr>cours020109
Lukacs, G. (1923) Histoire
et conscience de classe. Paris : Minuit.
Mondesir, R. (2018). Étude
sociologique de l’impact de la durée du travail des ouvriers haïtiens sur l’intégration
des rapports sociaux au sein de leur famille. Cas des ouvriers du parc
industriel de Caracol, mémoire de licence inédit, Campus Henry Christophe
de L’université d’État d’Haïti à Limonade, 148 pages.
Paugam, S. (2008). Le
lien social. Paris : PUF, coll. « que sais-je ».
_____. (2007). Le
Salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle. Paris : PUF.
Renault, E. (2008). Souffrances
sociales. Paris : La Découverte.
[1] Au fait,
ces observations ont donné naissance à un travail de fin d’étude pour
l’obtention du grade de licencié en sociologie qui, par la suite, inspire cet
article.
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