À propos de la mort de Jovenel Moïse. Retour sur un destin tragique et la mise à l’épreuve d’un corps en lambeaux | Par Nelson Bellamy
« Les hommes font l’Histoire mais ne savent pas l’Histoire qu’ils font. »
Karl Marx
« Jovenel Moise va entrer dans la catégorie des grands Héros d’Haiti en remobilisant les Forces Armées d’Haïti (FAD’H) ». Telle était l’une des grandes phrases du ministre de la défense Hervé Denis au Cap-Haïtien le 18 novembre 2017.
Ce jour-là, j’ai laissé Limonade pour observer/ assister à la cérémonie de la remobilisation des FAD’H décidée par Jovenel Moïse, fraichement installé président de la République à l’issue d’une élection, et c’est le moins qu’on puisse dire, boudée par la population haïtienne. La publicité déployée alors par la version 2 du régime PHTK n’a laissé personne indifférent : les positions s’affrontaient dans l’espace médiatique traditionnel et sur les réseaux sociaux.
Personnellement, la question de l’armée a toujours soulevé mon intérêt et alimentait mes discussions avec amis, collègues ou personnalités politiques. Ces échanges prenaient particulière-ment de la hauteur avec le feu regretté professeur Roger Petit-Frère qui pouvait en plusieurs heures faire le tour critique de la question, argument historique à l’appui, et l’ex-député de Petit-Goave, Déus Jean François, un esprit brillant malheureusement « de droite », qui était mon prof de littéra-ture devenu par la suite un conseiller et un ami en dépit de nos points de vue souvent radicalement opposés.
Si je devais évoquer ces faits pour exprimer un point de vue sur l’assassinat de Jovenel Moïse et la signification, à mon sens, de la réaction de la population à cet assassinat, il s’agit uni-quement du fait que ce jour-là, le 18 novembre 2017, mes voyages (au sens intellectuel du terme) m’ont amené - peut-être de manière poussive - dans l’univers de la mort. Voici la conclusion de mes notes à l’époque : « le défilée du 18 novembre sur le boulevard carénage exposait en direct la mort symbolique du mouvement Lavalas. L’agonie de ce mouvement, on peut le dire, venait de s’achever ».
Il est vrai que, bien avant ces notes de conclusion de l’observation de la journée, ma remon-trance intérieure était particulièrement virulente à l’égard du ministre Hervé Denis qui, dans un élan de bassesse inqualifiable, assignait déjà une place à Jovenel Moïse dans la catégorie des « Grands Héros d’Haïti ». Mais peu de temps après, et comme aimait à le rappeler Roger Petit-Frère, le « Peuple » qui assistait à l’évènement n’a pas manqué de me surprendre. Roger, en effet, disait toujours ‘’Pèp la pap janm pa siprann nou, pèp la an avans sou nou bann entèlektyèl’’. Jovenel prenait immédiatement la parole et, comme le veut le protocole, commençait son discours par : « Monsieur le Ministre de la défense »
« Décédé », répondit la populace ! Un vieil homme d’environ 70 ans chuchotait parmi la foule que « le peuple a bien fait de le déclarer décédé. C’est un mort-vivant qui venait de prendre la parole. Comment dire que Jovenel Moise est un grand Héros ? » conclut le vieil homme. Visi-blement Jovenel Moïse n’avait pas compris la réaction de la foule ; les propos bassement élogieux du ministre ont eu au contraire un effet démultiplicateur sur son égo : il prononça peu après lui-même qu’il avait « un destin historique national ». Sacré Jovenel ! Et il n’avait, sans le savoir et dans un sens totalement opposé, pas tort.
La Mort de Jovenel Moïse : destin tragique et corps collectif maltraité
La mort de Jovenel Moïse, à défaut d’être une tragédie, est bien l’aboutissement tragique d’un homme. Un homme bien seul ! Dont les épaules n’avaient pas été faites pour porter le fardeau d’intrigues, de fausses promesses, de massacres et de cynisme qu’il manigançait à outrance et sans répit. L’ordre social politique minoritaire et l’international communautaire ont eu raison de lui. Lui qui travaillait à leur profit et qui poussait le conflit à l’extrême avec une branche de l’oligarchie co-lorée pour favoriser une autre. Son destin est d’autant plus tragique qu’il était à la croisée des che-mins entre Dieu et les hommes ; car, n’était ni Dieu ni homme mais « Apredye », demi-dieu. De simples et abominables humains ne s’étaient pas tremblés d’effroi à l’idée même d’ourdir un com-plot contre sa personne.
Certains discours affirment que les évènements de la nuit du 6 au 7 juillet étaient « prévisibles ». Je ne m’aventurerais pas à de telles conjectures ; la démonstration de toutes preuves qui viseraient à corroborer une telle déclaration ne peut conduire qu’à de très gênantes sur-interprétations, alimentant un peu plus le marché à sensations déjà extrêmement prolifique par ces temps qui courent. Cependant, il a lieu, de mon point de vue, de partir de deux considérations prin-cipales pour comprendre et expliquer la réaction - en double détente - de la population face à l’assassinat de Jovenel Moïse. La première considération renvoie au caractère - ou en tout cas à la représentation - sacré du pouvoir (qui prend une acuité particulière dans le contexte haïtien) ; ce qui conférait, par extension et en dépit de toute l’opposition manifestée à l’endroit de Jovenel avant sa mort, un sentiment d’identification collective au corps de ce dernier qui l’incarnait. La seconde tient au caractère historique inédit de cette forme d’assassinat d’un président dans l’histoire d’Haïti. Complot et embuscade ourdis par des figures locales (assassinat de Jean-Jacques Dessalines) ; acharnement de l’oligarchie soutenu par des factions armées ou l’armée (Sylvain Salnave) ; émeutes populaires (Vilbrun Guillaume Sam) ; tels étaient les modes opératoires historiques aux-quels la mémoire populaire et collective était habituée pour ce qui est des assassinats et exécutions de présidents dans l’histoire. Voilà un assassinat, celui de Jovenel Moïse, qui transgresse le « ca-ractère doublement sacré » (du corps collectif et du souverain) et historiquement acceptable dans l’inconscient national.
Transgression historique et politique : le corps souverain mis à l’épreuve !
Le caractère doublement sacré auquel nous faisons référence se déploie à partir du corps politique collectif, incarné par le ‘’Peuple’’, et de celui propre du président assassiné. Si la logique historique était respectée, c’aurait été possible que le sacré investi dans le corps du président était émietté ; puisque les évènements auraient été provoqués par des instances ou des lieux pouvant revendiquer une part de souveraineté du peuple. Mais là, pour l’image que le ‘’Peuple’’ reçoit, il s’agit de mercenaires étrangers - partant extérieurs à l’instance souveraine et sacrée - qui brisent, abattent et assassinent le corps du président. L’ordre représentatif symbolique devient donc fatale-ment et immédiatement négation de lui-même. Il est vrai que la souveraineté avait déjà depuis long-temps échappé au Peuple, mais tout cela s’était entrelacé dans des jeux politiques complexes qui brouillaient le peu de lucidité qu’on puisse lui accorder. L’assassinat du Président Jovenel Moïse est paradoxalement un évènement exceptionnel et simple, si on se met du coté de la réception popu-laire. Même si dans la tête de beaucoup le complot serait de l’intérieur, le caractère insupportable mettant à rude l’épreuve ‘’l’orgueil et l’honneur’’ du petit peuple vient pourtant de ce que des « étrangers » humilient le président dans la façon dont il a été maltraité. Si le déchainement effréné des manipulations visant à canoniser Jovenel Moïse comme « serviteur dévoué du peuple », lui qui a été une marionnette répugnante des puissances étrangères et qui s’acharnait à détruire tout ce qui restait des institutions, a pu trouver un écho positif dans une part conséquente de la population, c’est parce qu’uniquement, on peut le dire, des « mercenaires étrangers » ont volé la part qui lui revient. En déployant une telle monstruosité sur le corps du président, beaucoup de gens du Peuple ont dû sentir les brisures dans leur corps et l’humiliation dans leur chair.
Conclusion
La mort de Jovenel Moïse, et j’avance tout cela à titre d’hypothèse, vient rappeler à quel point la présidence revêtait une dimension sacrée dans la mémoire historique et collective. Nous venons ainsi de voir concrètement comment le corps du président était un prolongement du corps collectif, par procuration ou transfert. Le corps collectif, déjà en lambeaux avant l’assassinat de Jovenel Moïse, vient d’être mis à l’épreuve avec les restes du corps de ce dernier. Faudrait-il expli-quer et trouver, au-delà même de l’histoire, dans les tréfonds de notre culture ce caractère sacré ? Jovenel Moïse a beau être un très mauvais dirigeant qui avalisait, avec cynisme et assurance, mas-sacres et assassinats et qui, politiquement, tirait avantage de la fédération politique des gangs armée (s’il ne les avait pas tout bonnement entretenus), mais la sagesse des gens du Peuple ont compris qu’il fallait montrer de l’indignation pour rappeler combien la présidence leur appartenait. Cepen-dant, nous devons poser, à contrario, la question pour savoir si la réaction qui s’en est suivie n’était due au fait que la présidence était tout ce qui restait après que Jovenel Moïse, lui-même, avait tout détruit.
Nelson Bellamy
Anthropologue, diplômé en Sciences Politiques
Enseignant (en disponibilité) au Campus Henri Christophe de Limonade
New York, 28 Juillet 2021
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