Le pouvoir judiciaire : un pouvoir déchu | Par Jean Frédérick BENECHE

 

La Constitution haïtienne de 1987, pour l’établissement d’un État de droit, a créé trois pouvoirs indépendants qui constituent les piliers et gardiens du système démocratique établi.  Elle a voulu donc créer un régime démocratique fondé sur la séparation des pouvoirs. Aussi, a-t-elle institué au sens organique et fonctionnel un pouvoir judiciaire contrôlant l’application de la loi et sanctionnant sa violation ? Ce pouvoir judiciaire est exercé par la Cour de cassation, les Cours d’appel, les Tribunaux de première instance et les Tribunaux spéciaux dont le nombre, la composition, l’organisation, le fonctionnement et la juridiction sont fixés par la Loi.[1] La loi sur le statut du la magistrature déclare que le pouvoir judiciaire indépendant des pouvoirs exécutif et législatif est exercé par la Cour de cassation, les Cours d’appel, les Tribunaux de première instance, les Tribunaux spéciaux et les Tribunaux de paix.[2] Ce pouvoir est mis à rude épreuve avec le refus catégorique de la police nationale d’Haïti de continuer à exécuter les décisions de justice dans l’affaire de Petit Bois dite de complot contre la sûreté intérieure de l’État, porté à la connaissance de la nation le matin du 7 février 2021. L’objectif du présent n’est pas d’analyser au regard de la loi les événements qui se sont déroulés dans la nuit du 6 au 7 février 2021 à Petit Bois, commune de Tabarre ; il est plutôt marqué par l’analyse de la situation de la police pénitentiaire de la Croix-des-Bouquets, refusant de mettre à exécution une ordonnance de la Doyenne du Tribunal de Première Instance de la Croix-des-Bouquets. Cette situation perçue comme une mise à terre de la justice par une institution subalterne parait plutôt comme l’expression d’un fait accompli : celui de la déchéance de la justice. Pourquoi, à cet effet, nous nous sommes proposé d’analyser la mission de l’administration pénitentiaire et sa double dépendance de l’autorité politique et de l’autorité judiciaire.

I.- La mission de l’administration pénitentiaire

L’administration pénitentiaire a un rôle vital dans toute société moderne. Sa mission consiste à assurer l’exécution des réquisitions judiciaires, la garde des personnes en détention dans des conditions de dignité et leur réinsertion sociale après leur séjour carcéral. Le 19 septembre 1989, un décret présidentiel a créé l’administration pénitentiaire nationale (APENA) relevant du ministère de la justice. Par décret en date du 5 juin 1995, l’APENA devient une instance déconcentrée du ministère de la justice. Un arrêté présidentiel en date du 24 avril 1997 l’a intégrée dans la police nationale d’Haïti ce, en conformité avec la loi créant la PNH.  En effet, l’administration pénitentiaire nationale relève de la direction centrale de l’administration et des services généraux.[3]

Pour la gestion administrative et opérationnelle de la détention, cette administration possède un ensemble de prisons éparpillées sur le territoire national ce, en application des dispositions du Code d’instruction criminelle. Il doit y avoir dans chaque arrondissement où est établi un tribunal civil, des maisons établies pour peine, une maison d'arrêt et de justice, pour y retenir les prévenus et ceux contre lesquels il aura été rendu une ordonnance de prise de corps. Les maisons d'arrêt et de justice seront entièrement distinctes des prisons établies pour peines. Les commissaires du gouvernement veilleront à ce que ces différentes maisons soient non seulement sûres, mais propres, et telles que la santé des prisonniers ne puisse être aucunement altérée.[4] 

Service public destiné à exécuter les décisions de justice, l’administration pénitentiaire, pour l’efficacité de sa mission, dispose d’un ensemble de fonctionnaires dont les surveillants pénitentiaires ou gardiens de prisons. Ces derniers exercent leurs attributions dans le strict respect du code d’instruction criminelle qui stipule, en son article 443, que les gardiens des maisons d'arrêt et de justice et des prisons seront tenus d'avoir un registre. Ce registre sera signé et paraphé, à toutes les pages, par le juge d'instruction et le Doyen du tribunal civil, pour les maisons d'arrêt et de justice; et par le commissaire du gouvernement près le tribunal civil pour les prisons pour peines.[5] 

En clair, les autorités de justice sont les autorités légitimes appelées à déférer des ordres aux autorités pénitentiaires dans le cadre de leur fonction de garde et de mise en liberté des détenus.

Dans l’exécution de la mission qui leur est confiée, les surveillants pénitentiaires, sous peine d’être poursuivis et punis comme coupables de détention arbitraire, ne peuvent recevoir ni retenir aucun individu qu’en vertu d’un mandat de dépôt, d’arrêt ou de renvoi devant le tribunal criminel, d’un décret d’accusation ou d’un jugement de condamnation à une peine afflictive ou d’emprisonnement et sans en avoir transcrit le motif de détention ou de mise en liberté sur son registre.[6] 

Les gardiens de prison, maitres et seigneurs de cet espace clos, exercent leurs attributions dans le cadre de la loi. Toute rétention de citoyens doit être l’œuvre d’autorités légitimes. Élites de la civilisation des murs, les gardiens effectuent toutes les tâches reliées à la sécurité et à la protection des détenus. Il s’agit entre autres du contrôle de l’entrée et de la sortie des personnes et matériels dans l’espace, de la circulation intra pénitentiaire, des fouilles des détenus et des cellules, du transfert et du déplacement des détenus à l’extérieur, du placement en isolement entre autres. Une rétention hors des liens prévus par la loi est une mise en danger de la vie d’autrui par séquestration. 

Dans sa résolution 45/111 du 14 décembre 1990, l’assemblée générale des Nations-Unies a adopté les principes fondamentaux relatifs au traitement des détenus. En clair, la protection des détenus est une priorité de la communauté des Nations-Unies, qui exigent que les détenus soient traités avec le respect dû à leur dignité et leur intégrité, sans distinction de race, de couleur, de langue, de religion, de sexe, de conviction politique ou philosophique. Ils doivent aussi avoir accès au service de santé, à une alimentation de qualité et doivent continuer à jouir entre autres des droits civils et politiques énoncés dans la déclaration universelle des droits de l’homme. L’article 448 du code d’instruction criminelle déclare que les juges de paix, les commissaires du gouvernement, les doyens et les juges d’instruction doivent veiller à ce que la nourriture des détenus soit suffisante et saine.[7]

Tout compte fait, l’administration pénitentiaire doit obéir aux ordres de l’autorité légitime, composée des membres de la magistrature haïtienne qui comprend deux grandes fonctions : une fonction du siège et une fonction debout.[8]

II.- Double dépendance de l’administration pénitentiaire

Les centres pénitentiaires sont gérés par des gardiens qui fonctionnent, en Haïti, sous l’autorité de la direction générale de la police. En effet, la direction administrative pénitentiaire est une branche de la direction centrale de l’administration et des services généraux. En clair, c’est la police qui a le contrôle des structures de formation et de l’administration du système pénitentiaire.

Or, la fonction police et la fonction surveillance pénitentiaire sont deux fonctions différentes. Il en est de même de leur mission et de leur objectif.

Tandis que la police regroupe les organes et institutions du maintien de l’ordre en milieu ouvert, de la prévention et de la répression des infractions ; l’administration pénitentiaire regroupe les organes et institutions du maintien de l’ordre en milieu clôt.

La police est un service public qui assure la sécurité des vies et des biens. Aussi, a-t-elle l’obligation de maintenir l’ordre public. Dans le cadre du maintien de l’ordre public, elle doit anticiper les troubles susceptibles d’affecter cet ordre. Elle fait également des investigations en vue d’appréhender les auteurs et complices d’infraction, d’auditionner les victimes et témoins et de transférer les dossiers y relatifs aux autorités légitimes. Instituée en auxiliaire des pouvoirs publics, la police doit maintenir l’ordre et prêter force à l’exécution des lois et des règlements, assurer la protection et le respect des libertés des personnes, des vies et des biens.[9]

L’administration pénitentiaire assure aussi le maintien de l’ordre public dans les espaces pénitentiaires. Elle œuvre à la réinsertion sociale des détenus ; assure la surveillance des détenus en vue de garantir la sécurité publique. Elle effectue un travail de police sous l’étroite autorité de la DGPNH. Entre-temps, elle doit répondre des autorités légitimes de la justice. Car les prisons et les centres de rétention et de détention sont placés sous le contrôle d’un ensemble d’autorités de justice. En effet, si les commissaires du gouvernement doivent veiller à la salubrité des prisons et à la santé des prisonniers ;[10] les juges d’instruction et les doyens peuvent donner tous les ordres à être exécutés dans les prisons d’arrêt et de justice, soit pour l’instruction, soit pour le jugement.[11]

Dans la réalité, il n’y a vraiment pas de problème dans cette double soumission. Cependant, l’histoire des vingt dernières années a prouvé que l’administration pénitentiaire choisit son camp chaque fois que la police nationale d’Haïti est instrumentalisée et politisée. Comme policiers, les agents de l’administration recoquillent sur eux-mêmes et font des caprices à l’ordre de l’autorité légitime. Ce flux et reflux de la disharmonie dans les relations police/justice et dans les circonstances troublantes de notre vie de peuple mettent en péril les droits légitimes des citoyens.

Conclusion

Dans les pays déstabilisés comme le nôtre, la force publique est souvent mise à la disposition du détenteur réel du pouvoir. Il y a un va-et-vient incessant entre la parodie de démocratie et la dictature. Dans ces conditions, la police roule facilement sur le sable mouvant des pratiques arbitraires et des actes de torture physique et morale. La justice, elle, déstabilisée, est souvent réduite en spectatrice des désordres anarchisants. Dès fois, elle se complait dans de semblants de justice. Son autorité, érodée sans arrêt, reste une coquille dépouillée. Son visage blême, conséquence de son incohérence et de son inutilité, fait la part belle aux délinquants avec en soupape une mise au défi par la police, qui ne compte que sur la baïonnette et qui comprend qu’en période de troubles, la baïonnette tient la loi en état. Le refus donc par les agents pénitentiaires de recevoir le juge de paix est d’une gravité aux conséquences incalculables. Imaginez tout simplement que le gardien de la maison refuse l’entrée au véritable propriétaire de la maison et vous comprendrez mieux l’affront fait à la justice dans l’après-midi du Mercredi 10 février 2021 par les agents pénitentiaires cantonnés à DAP de la croix-des-Bouquets. Sans doute, ils ne peuvent prendre sur eux de telle initiative ; car ils auraient été déjà traduits devant l’inspection générale de la police nationale. Ils ne choisissent pas à quel ordre ils doivent déférer ; ils agissent sur ordre d’un des deux supérieurs. Et ce n’est pas la justice. Pourquoi, une réforme radicale de l’administration pénitentiaire s’avère importante pour la dépouiller des larves politiciennes qui font obstacles par moment à l’ordre de justice. Quand celui chargé du confinement et de la sécurité des détenus obéit à la fois à un ordre politique et à un ordre juridictionnel, cette double soumission pose un véritable problème capable d’affecter gravement l’efficacité de son travail.

  

Jean Frédérick BENECHE

Professeur d’Université,

Juge à la Cour d’Appel de Hinche



[1] Article 173 de la constitution

[2] Article 1er de la loi portant statut de la magistrature

[3] Article 36 de la loi créant la police nationale d’Haïti

[4] Article 442 du code d’instruction criminelle

[5] Article 443 ibidem

[6] Article 445, ibidem

[7] Article 448 du code d’instruction criminelle

[8] Articles 3 et 12 de la loi portant statut de la magistrature

[9] Article 7 de la loi créant la police nationale d’Haïti

[10] Article 442 du code d’instruction criminelle

[11] Article 448 ibidem



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