« Société civile » et réforme de la Constitution en Haïti | Par Edelyn Dorismond

 

Ma question de départ pour penser le rôle de la société civile dans la réforme de la Constitution concerne avant tout le sens de la réforme et de la société civile. Je me la pose, cette question, en-deçà de ce qui est compris comme acquis, l'existence de la société civile haïtienne et la réforme elle-même. Pour moi un ensemble de conditions anthropologiques ne sont pas encore réunies pour lancer ce débat sur le rôle de la société civile, en dépit d'une opinion qui l’accepte comme une évidence. D'abord, la société civile haïtienne tarde à advenir, ensuite la réforme de la Constitution est prise dans des contraintes anthropologiques qui minent sa réalisation. C'est en prenant en compte ces constatations que je me propose, préalablement à toute question de réforme de la Constitution ou de rôle de la société civile, de me demander quelles sont les conditions de possibilité de la société civile (haïtienne), qui devra jouer un certain rôle dans le débat de la réforme constitutionnelle ? Nécessairement cette question posée, elle en appelle une autre, celle de la réforme elle-même : quelles sont les conditions de possibilité [(anthropologique), les conditions anthropologiques déterminent toutes les autres, juridiques, sociologiques, à certains égards, politiques] de la réforme ?

À ces deux questions, je répondrai en présupposant que le politique et le juridique ne sont pas préalablement déterminants, malgré l'implication des spécialistes en droit et en politique, qui cherchent indifféremment à se pourvoir du meilleur argumentaire. D'une part, la société civile haïtienne étant en gestation, il faudrait penser à ce qui fait qu'elle tarde à naître de manière à s'affirmer ouvertement face aux tentatives de dérives de l'État. Selon mon hypothèse, le difficile avènement de la société civile haïtienne (dans le sens fort du terme) est lié avant tout à des entraves anthropologiques qui renvoient à la manière haïtienne d'être ensemble, et de faire société (politique). Nous devons faire la différence entre société civile comme institution de fait et la société civile ou société politique comme volonté commune de fabriquer le vivre-ensemble ou comme manière d’être ensemble. Quelle est cette manière proprement haïtienne d'être ensemble ? C'est ce que j'aurai à expliciter ci-après.

À la deuxième question, celle qui entend prendre en charge la pertinence de la réforme de la Constitution, il n'est pas moins important de mobiliser l'anthropologie. Comment sont montées généralement les lois dans la société haïtienne ? Ma deuxième hypothèse est celle-ci : l'histoire politique haïtienne permet de remarquer que les Haïtiens ont le réflexe de faire des lois contre les autres, ceux qui sont en face. Celui/celle ou ceux qui font les lois ont cette tendance à ne pas se sentir concernés par les prescrits des lois ; ils se placent souvent hors du lieu circonscrit pour s’installer au-dessus des lois. Le premier exemple historique, relaté par Claude Moïse, dans son ouvrage classique sur la Constitution et le pouvoir politique dans la société haïtienne. Il s'agit de l'exemple de Henry Christophe et d’Alexandre Pétion. L’historien raconte que Pétion a fait monter une constitution qui devait régir la présidence de Christophe, qui allait être désigné président de la jeune République. Arrivé au pouvoir après  le refus de Christophe de se laisser prendre dans les pièges qui lui ont été tendus, Pétion ne pouvait supporter les limitations de ses prérogatives de président prévues par cette même constitution dont il a  été l’un des instigateurs.

Voilà donc les présupposés anthropologiques de mes deux principales hypothèses qui me portent à me demander : quelles sont les conditions de possibilité de penser une réforme de la Constitution à laquelle la société civile « à venir » pourrait jouer son rôle ? J’exposerai mon argumentaire sur deux axes, question de ne pas répondre explicitement aux questions, mais de proposer des pistes pour un débat plus complexe que celui qui semble prendre d'entrée de jeu la forme prescriptive d’une injonction à affirmer ou infirmer les thèmes de l'intitulé. Or, l'enjeu est plutôt dans le détour des considérations d'anthropologie historique qui apportent une formulation plus pertinente du problème dans sa complexité.

D’abord, je parlerai de la difficulté haïtienne à fabriquer du commun politique. Dois-je le rappeler que la politique, entendue ici comme espace de fabrication du commun ou du vivre avec, trébuche dans l'expérience sociale, anthropologique haïtienne. Ensuite, de cette difficulté, je conclurai à la fragilité de la société civile haïtienne et de tout projet de réforme.

1)    Vous avez dit « société civile » haïtienne !

J'entends par société civile, la société, en dehors de l’État, qui s'organise en structures associatives de réflexivité afin de défendre ses intérêts contre la tentation de l'État d'aller outre de ses prérogatives.

Prise en ce sens, la société civile exige :

-          L’expérience politique du commun ;

-          L'expérience politique du dissensus ;

-          La culture de la généralité ou de l'intérêt général ;

-          La « culture de soi » pour une véritable expérience de l'esprit « critique » (Michel Foucault).

À partir de ces vecteurs, j’ose me poser la question : qu'en est-il de la société civile haïtienne ?

À bien voir, la société civile haïtienne est frappée d'une ambiguïté manifeste qui nous entrave dans la confusion théorique et conceptuelle.

-          La société civile en Haïti existe de façon embryonnaire ;

-          Elle existe paradoxalement comme association dirigée par des personnalités, qui tiennent lieu d'interlocuteurs ou de partenaires des gouvernements « démocratiques » ou de « transition ».

Cette ambiguïté doit être prise au sérieux.  Elle est signe de la difficulté à penser la communauté, particulièrement la communauté politique, comme espace de pari sur le commun et du conflit en vue d'instituer un ordre majoritairement partagé. Au contraire, l'anthropologie haïtienne montre que les pratiques haïtiennes sont mues par une passion à l'affirmation spontanée de soi, au partage des distinctions, au procès d'occultation de l'autre. Ces pratiques sont portées par des intérêts privés ou de groupes, qui font écran à la possibilité d'un ordre du commun qui poseraient les conditions, tant soit peu minimales, de la mise en œuvre du principe de l'égalité, de la dignité humaine.

Comment comprendre toute cette difficulté à faire société civile ? Selon moi, il faut d'une part, diagnostiquer la manière haïtienne d'être ensemble ? Il faut dire en ce sens que la société civile appelle un certain mode d’organisation politique, qui procurera à l'État son ossature juridique et anthropologique de performativité.

Or l'État, « affaibli » depuis sa « genèse », se préoccupe de sa propre survivance. Ce qui donne lieu à la dynamique sociopolitique de l'État contre la société, c'est-à-dire à la pratique récurrente de l'État à se déployer au détriment des droits sociaux et politiques des citoyens.

Si l'État s’institue contre la société c'est parce qu'il y a une tension fondamentale dans la société haïtienne qui transparaît dans les rapports politiques. Je me réfère à ce que les anthropologues observent dans la société comme structure fondamentale, tout en reconnaissant la forme schématique ou réductrice de cette observation. La société haïtienne, selon cette observation anthropologique, est travaillée par une tension préalable qui prend plusieurs formes : pays en dehors/ville, « bourgeois »/paysan ou « populaire », écriture/oralité, état /société, riche/pauvre, chrétien /vodouisant, « intellectuel »/analphabète, etc.

À partir de cette fracture qui est davantage dans l' « ordre du discours » que dans la texture matérielle de la société haïtienne, certaines autres fractures, secondaires, se reconstituent et sont reprises par la « société civile » (dans la seconde acceptation) qui, sans l’affirmer clairement, se persuade que certains « citoyens » sont plus aptes, du point de vue de l'écriture et des valences occidentales (science, art, religion, technique, etc.), à porter la parole des autres. Dès lors, ces autres sont sommés de se taire. La société civile, telle que je l’entends dans les discours politiques et revendicatifs, portés par un porte-parole, un directeur ou autres, n'est qu’une posture cavalière qui somme la société (le grand nombre de ceux qui ne sont pas comptés) au silence et étouffe sa force créatrice politique. Il faudra repenser cette société civile à partir de sa possibilité. Quelles sont les conditions de possibilité de la société civile haïtienne « à venir » ?

Je ne prendrai pas en compte une question tout aussi importante à celle que je viens de me poser, quelles sont les conditions historiques ou anthropologiques qui ont conduit à ce style d'organisation socio-politique qui escamote la fonction de la société civile proprement dite ? Suivant mes observations soutenues par les récits historiques, la société civile est prise dans de nombreuses entraves :

-          La méfiance : tendance à suspecter l'altérité comme instance maléfique ou mauvaise ;

-          Le mépris : relation de dénégation de l'altérité à partir des valences occidentales. Cette dénégation prend la forme d'un refus de se mettre avec cette altérité à laquelle on ne reconnaît aucune appartenance à l'humanité ;

-          La hiérarchisation des relations sociales et politiques à partir des valeurs coloniales, couleur, savoir, propriété, etc. L'organisation sociale se construit autour du schéma de la propriété coloniale, qui se fonde sur l’altération de l'autre en raturant sans cesse le processus d'humanisation tournée en dynamique abêtissante ;

-          L'irrespect réciproque des Haïtiens ;

-          La propension à l'annulation de l'autre ;

-          La propension à la mise à mort ou au « jeu de massacre ».

 

2)    Conditions de la réforme

 

Cette même propension à l'annulation de l'autre ne se manifeste pas uniquement dans la société, elle trouve sa plus grande expression dans les rapports de l'État avec la société.

Dans un contexte de méfiance ou de mise à mort, le mépris, le souci d'agir dans le dos des citoyens forment la consistance de la dynamique politique. L'État « affaibli » ou « failli », sans légitimité, avance souvent masqué, à coup de publicité d'intimidation ou de manipulation. Dans ce contexte d'anthropologie politique, on comprend facilement qu'une Constitution mérite des conditions, avant tout, anthropologiques de réforme. Ces conditions sont :

-          La légitimité du pouvoir politique ;

-          Le contexte socio-politique serein ;

-          La confiance citoyenne dans les institutions publiques ;

-          L'efficacité réelle de ces institutions ;

-          Le principe d'espérance dont la Constitution serait la mise en forme et le projet de mise en œuvre.

Or, aujourd'hui plus que jamais les citoyens haïtiens sont très conscients des lignes de fracture entretenues par l'État haïtien depuis sa formation. Ils sont aussi au courant du côté où se trouve l'État haïtien, qui se montre incapable de penser la communauté, la citoyenneté haïtienne et sa dignité. Qui n'est pas au courant de tous les scandales financiers, politiques, agraires qui ont scandé l'histoire politique, sociale et économique de l'État haïtien ! Lesly Péan permet de résumer cette histoire dans le sens d'une « économie politique de la corruption ». La corruption, tel est mot qui revient le plus régulièrement dans les prises de parole des citoyens haïtiens.

En fait, il faut dire que la corruption est à la racine de la société haïtienne. Pour expliciter cette idée, il est important de rappeler que l'esclavage qui est l'expérience originelle de la société haïtienne est une institution à corrompre les relations sociales structurées autour de la violence, de la bestialisation, de l'exploitation outrancière et de la mise à mort.

À partir de cette question, je constate que la société civile actuelle et l'État haïtien s’abreuvent à la même source anthropologique : le mépris de l'autre et sa mise hors-jeu en vue de tirer profit de sa misère.

De mon point de vue, penser le rôle de la société civile dans la réforme de la Constitution exige une table rase qui doit actualiser la préoccupation principale : quel homme nouveau faut-il inventer pour que l'Haïtien, mu par l'idéal de liberté, d’égalité, soit possible ?

Cette question a été formulée par la première fois dans l'histoire haïtienne par Henry Christophe ; depuis lors elle a été oubliée. Aimé Césaire est celui qui a justement compris cette préoccupation de Henry Christophe. Son interprétation littéraire a montré la perspicacité de Christophe et la tournure tragique du projet politique de rupture avec la colonialité en faveur du souci d’inventer l'homme nouveau, l'homme qui aurait fait le deuil de l'esclavagisme. « La tragédie du roi Christophe » signale les orientations politiques (nationales et internationales) de cette question et montre du même coup les enjeux macabres de cette préoccupation qui risque de donner lieu à des orientations politiques sanguinaires, et devenir, en conséquence, forme de justification du despotisme, même éclairé. Mise à part cette menace (à ne pas négliger par fascination de la force libératrice du projet de rompre vraisemblablement avec l'ordre colonial), je pense qu'il est important de reprendre ce chantier important, celui de savoir quel homme « nouveau » doit-on faire advenir, en rupture à la logique coloniale raciste, pour faire l'expérience d'une autre politique (d’une politique autre), d’une autre société civile (d'une société civile autre). Évidemment, on devra profiter de cette grande leçon césairienne qui montre qu'un tel projet politique renferme le paradoxe de l'invention : pour faire du nouveau avec de l'ancien, il faut le triturer, voire l'effacer.  La réforme de la Constitution qui survivra au mandat du président qui l'a commanditée (l'histoire montre qu'en règle les constitutions ne durent que le temps du mandat du président réformateur) exigera une culture du commun, une culture de la généralité et une passion de l'autre qui doit vivre, malgré sa différence, pour le plus grand bien de la communauté.

Telles sont, d'après moi, les exigences préalables à toute réforme de la Constitution et à l'institution d'une véritable société civile qui ne soit pas une organisation politique, sociale et économique à l'affût des appels d'offre de la communauté internationale. Ce n'est qu'à ce moment, où elle aura acquis son indépendance, qu'elle pourra jouer un rôle certain, celui de protéger les citoyens contre la « tentation tyrannique » du pouvoir.

 

 

Edelyn DORISMOND

Professeur à l’Université d'État d'Haïti-Campus henry Christophe de Limonade

Directeur de Programme au Collège International de Philosophie (CIPh)-Paris

  Directeur du Comité Scientifique du Centre d’Appui à l’Education à la Citoyenneté (CAEC)

Membre de LADIREP-Responsable de l’Axe 2 : « Dynamiques sociopolitiques. Production du savoir anthropologiques et circulation des idées. »



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