Parodier, esquiver et gazouiller : le modèle de dirigeant haïtien | Par William Jean
Très souvent, dans la société haïtienne, les
citoyens-nes ne se représentent l’Etat que par désobligeance et désengagement.
Les réflexions et critiques souvent émises par des intellectuels haïtiens et
étrangers pointent toujours l’Etat comme une structure accumulant échec,
inefficacité et irresponsabilité. Les manques de sérénité et de volonté
manifeste de nos dirigeants périodiquement, en ayant la gouverne du pays
attestent d’une lamentable désinvolte. La culture de nonchalance et de
détournement de toute sorte caractérise abjectement le comportement des
plus hauts responsables jusqu’au plus petite catégorie fonctionnaire de
l’administration publique. Les relations entre la population et ses dirigeants
sur la manière d’aborder les défis et handicaps sociétaux dans la majorité des
cas, ne relèvent que d’embrouille et de tergiversation. Les décideurs et
ordonnateurs de l’Etat se parent de démagogie et de déloyauté, une fois arrivé
aux plus prestigieux postes de responsabilité dans l’administration publique. Le
reflexe de râpasse, la conception jouissive des officiels haïtiens circonscrivant
l’étoffe étatique, frôle, titille son quasi-inexistence. Lorsqu’on observe la récurrence des pratiques
partisanes de gouvernance des autorités d’Etat, l’on peut saisir l’imaginaire
de cartel traversant la conception des fonctionnaires de l’administration
publique.
En Haïti, les autorités publiques font montre d’une désobligeance
historique, s’agissant d’afficher du sérieux et de responsabilité dans leur
fonction. Le déni d’engagement et l’influx d’insouciance systématique entrave
la gouvernance politico-économique de la société. L’empressement et la volupté des
gouvernants les dépouillent presqu’incessamment de tout bon sens, de tout
comportement rationnel, méthodique et rigoureux en ce qui a trait à
l’organisation et la planification de la vie des gouvernés. Ils (les
dirigeants) s’engouffrent et s’enlisent dans des artifices synchronisant
subterfuge et supercherie en lieu et place de discernement et potentialité. Des
défis de la population, ils s‘en moquent royalement ! Ils préfèrent
s’obstiner dans l’étreinte pérenne de leur position de privilégié.
L’attitude victimaire, ajoutée à l’obsession de projection d’innocence chez
nos dirigeants, consiste à occulter en toute difformité leur incapacité et
incompétence. Des formules grotesques de l’esquive semblent devenir la tendance
dominante de fuite de responsabilité et en même temps une quête de bonne
conscience des dirigeants vis-à-de la population. Des Jargons comme : se pa fòt nou, nou pa kay bay pèp la manti
men nou pa kapab, mare senti nou bagay yo rèd, nou gèlè poko ap soti nan sa nou
ye la – sont autant de locution mobilisée dans les communications des
responsables et dirigeants politiques haïtiens pour pasticher, ridiculiser la
grande majorité de la population en lieu et place d’une concertation sereine
sur la délimitation des priorités et urgences. Cette attitude, ce comportement
de nos élus et dirigeants contribuent, participent, selon Christophe WARGNY,
des mécanismes mobilisés historiquement par nos élites et dirigeants paralysant
la création de l’Etat de droit et l’articulation rationnelle de nos
institutions. Toujours dans cette même perspective, WARGNY évoque le mal du
sous-développement de la société haïtienne en dénonçant la latitude de nos
élites et dirigeants en accord ou sous l’hospice des puissances étrangères. Il
avance : « Les élites locales, cupides et cyniques, sans foi ni loi
ni remords se sont toujours appuyée sur la France et les USA pour maintenir ce
pays en quarantaine et en coupe réglée, pour l’empêcher d’exister.[1]» La
situation de désagrégation continuelle de la société haïtienne ne cesse
d’aggraver presqu’ à tous les égards. Les événements comme les catastrophes
naturels, les crises politiques et la dégradation des conditions de vie d’une
majeure partie de la population ne ratent une occasion de nous le rappeler. La
recension des défis et des situations défaitistes corroborant l’impuissance de
l’Etat est quasi quotidiennement manifeste : ici, des populations crevant
de faim quotidiennement, là-bas d’autres observant, regardant des proches
agoniser sur les parterres des hôpitaux publics. Ces faits, par leur
surreprésentation dans le quotidien des gens en Haïti, attestent d’une profonde
faillite des élites gouvernantes.
Les indifférences s’accumulent de façon telle que l’imaginaire de
dirigeant/responsable d’Etat subisse de grandes carences symboliques tout au
long de notre histoire de peuple libre. Cette situation de distanciation entre
nos élites dirigeantes et les citoyens-nes remonte vraisemblablement depuis
après notre indépendance. Cette situation, Jean CASIMIR la décrit, la présente
comme un vrai dialogue de sourds. Il analyse avec beaucoup d’ingéniosité, dans
l’un de ses textes, l’abandon des dirigeants du pays vis-à-vis des masses
pauvres. Il écrit : « Depuis l’indépendance d’Haïti, le caractère de
l’Etat sous-tendant l’infranchissable distance entre les élites et les masses
participent d’une politique de non-reconnaissance, ne permet pas de traduire en
pratique politique une conception quelconque du bien commun et enterre la
possibilité de formuler un réel contrat social.[2]»
Si l’on pousse l’observation depuis la genèse de l’Etat haïtien, la
posture affichée très souvent par les dirigeants et élites d’Haïti tout au
cours de son « indépendance » vis-à-vis des couches sociales
marginalisation et exclusion est la teinte de l’Etat. Le mode d’agir et de
planification des catégories dirigeantes s’avère être tout bonnement une
pratique politique de renonciation du bien-être de la population par l’Etat.
L’analphabétisme, le mal logement, le non-octroie de document officiel d’identification
aux haïtiens-nes, surtout aux gens de la paysannerie, constituent des sujets de
quasi-renoncement et d’esquive pour l’Etat, s’échelonnant sur environ deux
siècles. Le recours incessant aux arguties et des pratiques mensongères,
manipulatoires des dirigeants politiques quand il faut rendre compte et
expliquer aux contribuables, s’établit presque comme moral politique spécifique
des responsables et dirigeants du pays.
Le sens de responsabilité, de l’engagement, la culture de la probité et
de l’honnêteté semblent se démarquer de nos leaders et hommes d’Etat, à un point
tel qu’ils ne s’en rappellent plus que la politique reste et demeure une
affaire de rendre compte, d’assumer et d’endosser.
Dans presque toute l’histoire du pays, servir l’Etat n’implique
aucunement les aléas de la gestion rationnelle et de bonne gouvernance. Il
suffit des mots, des verbiages d’un haut fonctionnaire ou d’un dirigeant au
sein de l’Etat pour suspendre et abandonner une enquête administrative. Et
l’enquête, si elle a été initiée dans la majorité des cas n’aboutira jamais. Au
sein de l’Etat se trouve toute une logique de connivence entre les différents
opérants, indépendamment de toute logique idéologique et partisane de
protection de l’autre même étant corrompu. L’imaginaire du retour de
l’ascenseur s’érige en échappatoire pour contourner la justice, pour pérenniser
la corruption et ses méfaits au détriment du bien-être de la majeure partie de
la population.
Les adages : stimulus et insignes de la corruption
S’il s’avère être incontournable dans la
production de toute langue et culture, en occurrence, les proverbes et adages.
Il se trouve aussi qu’ils sont déterminants dans la structuration langagière et
discursive. Cependant, il n’est pas sans importance de se préoccuper des
différentes connotations et acceptions sociales qu’ils y épousent. La
sociolinguistique dès le début des années 70, avec les recherches
ethnographiques de Dell HYMES[3] (1964) aux
Etats-Unis, commencent à développer, à intensifier l’intérêt se ramenant aux
usages langagiers et aussi aux locuteurs en s’appropriant des réalités
sociopolitiques dans lesquelles ils sont insérés et engagés. Cette approche,
rejoignant celle de Duranti, optent pour la mise d’emphase et d’acuité sur le
rapport du locuteur avec son milieu de production de valeur, de code langagier
et actant communicatif. Ainsi, ces deux approches constituent la grille conceptuelle,
s’agissant des adages choisis pour notre analyse. Ce qui nous permettrait de
faire ressortir, de dégager les mécanismes par lesquels peuvent-ils (adages,
dictons) être considéré en rapport aux productions de valeurs dans la société
haïtienne post-année 2000 comme stimulus et insignes tonifiant, incitant la
corruption.
L’ensemble des adages-dictons que nous essayons d’analyser en rapport à
la production du milieu socio-culturel haïtien, présentent, comme dit Duranti[4], une
possibilité de saisir la logique qui sous-tend l’utilisation qu’on en fait
dépendamment des contextes, et aussi de ce que veut poursuivre le locuteur, et
de la personne qui lui est en face. Dans cette perspective, l’utilisation d’un
locuteur d’un des adages comme Kolòn ki
bat, baz pam, zafè pam, blodè pam, zo kòt pam et j’en passe, est
susceptible de rejoindre l’atmosphère, l’ambiance de corruption acerbe dans
lesquels la société haïtienne se décompose. La situation d’écrabouillement
moral, le spectre d’affaiblissement des normes familiales, la perte
quasi-totale d’éthique et de principes régulant les comportements communs se
renforçant au courant des deux dernières décennies, participent du momentum de
la mise en valeur de ces adages. Autrement dit, l’usage de ces locutions verbales
s’imprègne d’une période de grande décadence, de dégénérescence profonde en ce qui
a trait aux valeurs soutenant la cohésion sociale, les liens sociaux
fondamentaux en Haïti. Ces adages, conçus et émanés d’une ère s’ouvrant sur une
vague de désagrégation politique, économique et culturelle, donc sociétale,
doivent être délimités aux trames de cette dite production sociale. Les années
2000 ont été marquées par un ensemble de faits, d’événements que l’on peut
considérer comme des instants de décrépitudes considérables de la société
haïtienne sur plusieurs angles et perspectives. Dans un premier moment, à
l’entame de l’année 2000, les rapports de Transparency International sur la gangrène
de la corruption d’Etat ont été accablants par rapport aux deux dernières
décennies. Pourtant, aucune administration, aucun régime au pouvoir s’est montré
préoccupé par rapport aux méfaits du fléau de la corruption, aucune
responsabilité n’a été établie, ni culpabilité.
Toujours durant cette période, l’investissement alloué au ministère de
l’éducation nationale a été augmenté par rapport au précédent lustre du
gouvernement de René Préval de 96. Sur les vingt dernières années, le budget
alloué au système éducatif haïtien a été revu à la hausse. Pourtant, plus de
100.000 enfants en âge d’aller à l’école n’ont pas d’accès et en même temps personne
n’est responsable de cette privation au sein de l’Etat. Tous les ministres
d’éducation titulaire durant cette période, semblent n’avoir eu aucun compte à
rendre à la nation sur l’inadaptabilité des curriculums, et le grand manque
d’innovation dans le système scolaire haïtien. L’accumulation d’échec des
bachelier-ères reste une constante dans la politique éducative du pays et de
toute la Caraïbe. S’agissant des slogans propagandistes, de Aristide à
Martelly : analfabèt pa bèt, ann
kore ledikasyon, Ledikasyon se avnim, edikasyon pou tout moun, nos
dirigeant se filtrent de l’empaille de l’esquive et d’irresponsabilité. Aucun
effort n’a été consenti sur l’ensemble de cette période par les responsables
d’Etat pour construire et augmenter le nombre insignifiant des établissements
scolaires et centre d’apprentissage public.
Dans cette perspective, Louis AUGUSTE-JOINT[5]
a dressé un tableau du désengagement quasi-pérenne de l’Etat haïtien depuis sa
création en 1804 jusqu’à nos jours dans l’offre de l’instruction publique au
profit du secteur congréganiste et privé. L’Etat se refuse l’organisation et le
bon fonctionnement du système d’éducation/d’instruction public, en reconduisant
des allocations dans le trésor public aux secteurs congréganiste et privé, du
coup promouvoir un système scolaire à plusieurs vitesses, générant inégalités
sociales et discriminations. Dans ce même système d’instruction publique,
dit-il, l’Etat haïtien est impliqué à moins de 20% dans toutes les
infrastructures scolaires et éducatives du pays. L’enquête PISA de l’OCDE de
2015 sur l’état de l’éducation dans le monde place Haïti avec la Somalie et le
Bengladesh parmi les pays ayant le système éducatif le plus défectueux. Au
niveau des établissements scolaires, sous l’appellation de journée récréative,
incluant des activités musicales et artistiques, la culture bòdègèt[6]
se profilait déjà. L’avènement des pratiques obscènes et vilaines de part des
élèves, visiblement, ouvertement à l’intérieur des centres scolaires y était
déjà.
Sur le plan économique, la balance commerciale du pays n’a cessé d’être déficitaire
depuis l’avènement des instabilités politiques survenues après les élections de
2000 amenant Aristide au pouvoir. Le cycle de dévaluation de la monnaie
nationale de manière spectaculaire y accélérait aussi. Les investissements
extérieurs et les activités commerciales des hommes d’affaires du pays
commençaient à se ralentir. La dette publique extérieure avoisinait plus de 900
millions de dollars selon le rapport de FMI[7].
Toutefois, les différents gouvernements couvrant cette longue période 2000 à
nos jours, ne s’attelaient pas à travailler pour réduire les impacts négatifs
de la dette externe du pays. Au contraire, la précarité atroce de la population
n’a connu aucun répit. Dilapidation, escroquerie, détournement de biens et
fonds publics, blanchiment de capitaux, l’inféodation de l’administration
publique au profit de clan divers des hommes d’affaire du secteur privé et de
sympathisant politique, se dissimulant sous des aphorismes : kolòn ki bat, baz pam, zafè pam, enjoignant
la gouvernance dans un cercle vicieux de favoritisme sectaire.
Ces expressions ont réellement impacté l’imaginaire collectif à partir
des réseaux de partisan mise en place, implanté ouvertement sous le régime
d’Aristide de 2001. Ils (les dictons) symbolisent l’appui du pouvoir à ses
partisans ou sympathisants dans le cadre d’octroi de faveur ou bienfaisance par
le biais de financement de petits projets corporatiste et aussi par
l’attribution ou l’octroi des positions au sein de la fonction publique. Ces
dits adages et d’autres n’ont pas cessé de métaphoriser les mêmes pratiques
prenant corps dans l’espace socio-économique d’autres régimes et dirigeants
politiques succédant le pouvoir de 2001 d’Aristide. Sur le plan politique,
cette période a été témoin de grands bouleversements au niveau de l’échiquier
politique. L’accaparement et le boycottage des majorités centres de vote par
les sympathisants du parti politique Fanmi Lavalas, famille politique dont le
président Aristide a fondé, a été le début d’une longue contestation de son
élection et aussi de celui des différents élus de son regroupement politique
sur tout le territoire. L’opposition politique étant constituée contre le
pouvoir, en étroite relation avec l’université s’érigeaient comme la seule
force politique capable de faire rebrousser chemin aux velléités dictatoriales
du régime Lavalas. Le pouvoir d’Aristide d’alors, incapable de contenir les
différents mouvements de grèves et des manifestations massives réclamant son
départ du pouvoir, répliquait aux branles des contestataires par la dialectique
des armes. Beaucoup de gens ont été victimes durant cette tragique période de
bouleversement sociopolitique et de désagrégation économique du pays au début
de cette décennie. Des étudiants, majoritairement immatriculés à l’université
d’Etat d’Haïti étaient ouvertement considérés comme ennemis et opposants
politiques par les partisans d’Aristide.
Des journalistes (haïtiens et étrangers) étaient souvent menacé ou
victime lors de la couverture des diverses marches et manifestations
programmées par l’opposition. Les milices aristidiens et/ou lavalassiens ne
baissèrent pas les armes, même après le départ d’Aristide du pouvoir en février
2004. Il a fallu l’arrivée de la force des Nations-Unis, la MINUSTAH, en appui
au gouvernement de transition dirigé par Alexandre Boniface comme président
provisoire et de Gérard Latortue en tant que premier ministre pour initier le
désarmement des anciens militants et milices lavalasiens d’Aristide et en même
temps rétablir un climat sécuritaire dans le pays.
Sur le plan diplomatique, des pays de la communauté internationale (USA,
Canada, la France et autres) conseillèrent, exigèrent leurs ressortissants de
ne pas prendre la destination d’Haïti, et pour ceux et celles qui y sont déjà,
de se mettre en zone de sureté. Des organismes financiers comme la BID et FMI
rompirent leur aide au développement à Haïti. Même sous les menaces de
restriction économique des institutions financières internationales
comme : BID, FMI ; et de coupure d’aide extérieurs des agences
internationales de développement : USAID, ACDI et AFD, le président Aristide, au lieu de
prendre la voie de la raison, et d’entamer de vraies discussions avec
l’opposition en vue de trouver un possible issu, préférait amadouer les grandes
masses défavorisées, en cantonnant des adages comme : ròch
nan dlo pa konn doulè ròch nan solèy, yon sèl nou fèb, ansanm nou fò, ansanm
ansanm nou se lavalas, ti mari pap monte, ti mari pap desann barik mayi a ap
ret nan plas; et tant d’autres pour détourner l’attention des grandes catégories
sociales défavorisées sur le problème fondamental provoquant la crise, à savoir
les élections frauduleuses tenues à la fin des années 2000. L’usage de ces
adages par Aristide au cours de ces différents meetings populaires durant la
période de la crise pour mobiliser ses suiveurs et partisans, participe du
mécanisme d’esquive habituellement mobilisé en évoquant des adages et locutions
proverbiales impulsant l’imaginaire collectif par leur symbolisme et ancrage
social, aux fins de s’échapper, de se déresponsabiliser, en concoctant des
machinations communicatives.
Ce type de registre communicationnel de nos politiques et dirigeants,
s’agissant de caricaturer les réalités socio-économico-politiques du pays
atteste d’une grande supercherie. Leur mobilisation des adages et proverbes en
situation de gouvernance participe du mécanisme de refus de leur déplorable
bilan et de leur mauvaise gestion de l’Etat. L’utilisation contextuelle des
locutions langagières, semble s’accorder, s’accommoder à une logique spécifique
ayant rapport aux manières et modalités de synchronisation et d’usage des
registres langagiers liés à un certain champ d’évocation, en termes d’espace
social, correspondant à des logiques propres, fonctionnelles et distinctives,
au sens bourdieusien de la logique discursive. Ainsi, cette réalité nous
conduit à nous demander comment fait-on communauté en Haïti ? Surtout comment fait-on communauté en
politique ? Quel sens peut-elle épouser dans l’aggloméra de nos mœurs et
valeurs rejoignant nos façons de dire, de communiquer ? Peut-elle
impérativement s’aligner sous les représentations occidentales d’unité de sens,
de valeurs et de raisons ? Y a-t-il une spécificité haïtienne anthropologiquement
saisissable, repérable à travers une forme de controverse langagière, provenant
de notre passé colonial, se réhabilitant à travers des expressions et/ou
locutions comme nos adages, dictons et proverbes ? L’investigation dont nous comptons mener sur
les liens entretenus entre les modes expressifs spécifiques, contextuels en
rapport aux velléités de construction d’un ensemble ou des ensembles,
socialement situés, construits – rejoint des socles multidimensionnels rodés
autour des intérêts qui unissent, qui engendrent des formes de solidarité
donnant sens aux logiques de fonctionnement de groupe, de clan interpellant la
dynamique du symbolisme usagé de nos adages et proverbes.
Les formes consensuelles et controverses de nos adages
La logique d’unité de sens, de valeurs, de symboles, de croyances, de
techniques et de pratiques soutenant les formes représentatives communes d’un
groupe d’individus, partageant un même espace géographique, poursuivant des
objectifs communs constitue le socle de toute communauté, selon l’ethnologue
britannique Edward Burnett TAYLOR[8]. Cette
conception de la communauté au niveau des sciences humaines (sociologie,
anthropologie) est amplement partagée entre les chercheurs anglo-saxons et
aussi bien par une frange considérable de francophones. Le concept de
communauté, déjà chez Tönnies[9] évoquait
un tout, correspondant à un ensemble de pratique, de technique, de croyance et
mœurs insérés dans les rapports traditionnels, excluant la distinction des
parties. L’enracinement communautaire des sociétés européennes et occidentales,
selon Georges CORN, « se base sur une logique d’harmonisation des cultures
et de leur spécificité, que l’on qualifierait d’anthropologique ; lequel
schéma est cimenté par la croyance dans la permanence d’archétype immuables qui
font de la culture, du peuple, de la langue ou de la race une essence[10] ».
Cette manière à l’occidentale de faire communauté, poursuit-il, répond à
l’épineuse quête de paix, de progrès social et scientifique, de tolérance
soutenue par la pensée judéo-chrétienne exclusivement, et en confrontation avec
toute autre catégorisation représentationnelle possible.
Dans cette perspective, communauté dans le sens occidental désigne une
vision du monde communément partagée, articulée par un ensemble de mécanisme
lié à sa reproduction par l’écrit, traversant des siècles ou de longues
périodes historiques. Dans le contexte haïtien, la communauté ou du moins faire
communauté ne suit pas toujours cette logique linéaire, d’univocité des
représentations socio-politico-culturelles, ancrées dans la judéo-christianité,
articulant des principes et normes positifs, codés, appelé à être reproduit
pour pérenniser l’harmonie, la paix entre les différents groupes. L’invention
communautaire d’Haïti est consubstantielle à la formation sociale du pays.
Autrement dit, l’exploration de notre passé colonial s’avère être
incontournable, pour saisir les différentes logiques traversant les modes
d’action des anciens esclaves et d’autres catégories sociales ayant survécu
l’ère de l’esclavage. Contrairement au canevas occidental, la communauté dans
le contexte haïtien et peut être pour bon nombre d’anciennes colonies a pris
naissance dans la remontrance, le désaccord et la guerre.
L’espace colonial de Saint-Domingue, de par la violence et la
maltraitance dont les captifs africains faisait l’objet n’offrait pas un cadre
représentatif possible de la façon dont les occidentaux concevaient communauté
entre blanc-dominant. Du coup, la première communauté de la part des noirs
captifs construite à St Domingue peut être assimilée à une communauté de
résistance, c’est-à-dire une catégorie de gens ayant fait montre d’une
conscience inouïe des horreurs de l’esclavage. De cette conscience, un ensemble
de changement allait s’opérer dans l’espace colonial. Les captifs, Bien qu’ils
viennent d’horizons distincts d’Afrique, partageant ensemble le calvaire de
l’esclavage s’organisaient, optaient pour la résistance dans le but de saboter
l’ordre esclavagiste en inventant des mécanismes de résistance contre le
système allant du contournement des milieux esclavagistes : marronnage,
avortement, empoisonnement ; et de sa destruction totale avec la
disparition de l’administration coloniale et la création d’un nouvel Etat par
la guerre de l’indépendance. L’acquisition de l’indépendance engendrant
l’Etat-nation en Haïti n’a pas tout réglé. L’urgence et la nécessité du
traitement, de l’adresse et de mise sur l’agenda des revendications
diversifiées des groupes d’anciens esclaves parvenant à la liberté ont été
quelque peu négligées par les dirigeants. La notion de liberté, telle qu’elle a
été articulée dans les anciennes colonies de St Domingue, était représentée de
diverses manières par les catégories sociales sorties à peine de l’esclavage.
Les diverses représentations de vivre en liberté, allait non sans difficulté
accoucher des communautés en fonction des symboles, moyens de communication,
intérêts et croyances dans lesquelles chaque groupe ou catégorie sociale se
retrouve, évolue et est insérée. Et d’autant plus que les différents acteurs
sur l’échiquier politique nouvellement libéré de la domination coloniale :
mulâtres, anciens libres et nouveaux libres cherchèrent à construire une
certaine hégémonie catégorielle visant leur groupe d’appartenance immédiat.
Ainsi, la formation des communautés en Haïti depuis l’acquisition de
l’indépendance rejoint toujours une logique d’antagonisme, de controverse,
n’articulant pas au premier abord la recherche de cohésion sociale. Les
communautés constituant les diverses catégories sociales après l’indépendance,
sont avant tout des groupes de rivalité en quête de prééminence, du contrôle et
de la gestion de la jeune nation nègre – et non un projet collectivement
discuté afin de parvenir à la cohésion sociale par concession et consentement
amenant la paix et le progrès traversant toutes les couches sociales pour la
promotion du bien-être de tous et de toutes.
Gérard BARTHELEMY évoque avec beaucoup de perspicace cette manière,
cette tendance à faire communauté en Haïti par opposition à l’autrui ou du moins
par rapport à une autre catégorie. Il décrit les formes représentationnelles
conflictuelles toujours en gestation provoquant, engendrant l’invention
d’ennemis, s’agissant de se maintenir en face de l’autre, de ses intérêts et
opinions pour l’assise de l’intérêt de soi, de son groupe ou catégorie sociale
par négation à l’autre. Il écrit: « Le
regard de l’autre et celui porté sur autrui, le langage du rythme, le poids de
la présence physique, la fixation sur la relation entre les individus à
l’exclusion de tout intérêt réel pour l’individu lui-même, l’incapacité de
s’imaginer à la place de l’autre, le refus de toute initiative individuelle
dans ce qui relève du domaine du collectif, et le tout dans une dimension
excluant toute idée de compétition ; voilà quelques-uns des traits
intriguant qu’il faut essayer de voir, d’accepter et de prendre en compte, si
l’on veut pénétrer un tant soit peu dans cet autre univers.[11]»
Dès la construction du premier gouvernement de l’Etat haïtien sous la
direction de Jean Jacques Dessalines, les frictions communautaires s’étalaient,
se déballaient déjà sur la scène politique. Les lubies et fringales de toute
sorte s’emparaient, délestaient déjà les diverses catégories et couches
sociales qui y vivaient. Les nouveaux libres entendaient jouir et profiter
pleinement de l’indépendance du pays s’agissant d’avoir accès à la propriété,
de pratiquer librement leur tradition, mœurs, croyances, modes d’expression et
de communication sans être intimidé par l’oligarchie mulâtresse et des anciens
libres hauts gradés de l’armée constituant l’entourage de Dessalines. Toujours
du côté des nouveaux libres, la fin des travaux forcés et de l’accès à la
petite propriété constituait une revendication spécifique à ce groupe. Par-delà
des revendications des nouveaux libres, viennent celle des hauts gradés de
l’armée, majoritairement mulâtres, voulant perdurer la grande propriété et le
travail agricole sous des formes et pratiques, rappelant le joug de l’esclavage
et de tous ses méfaits. Voulant se mettre au-dessus de toutes ces frictions,
par la mise en œuvre d’une politique de redistribution de propriété et de
restitution de l’autorité de l’Etat, en vue de procurer sécurité et service à
tous, dépassant l’ordre revendicatif sectaire, groupal, Dessalines a laissé sa
peau, car les tendances partisanes et communautaristes subsumaient la quête
d’une commune humanité.
Cet imaginaire ou cette tendance de procéder par la négation pour interpeller
l’existence de l’autre, du fait de ne pas partager les mêmes origines sociales,
les mêmes représentations, symboles et valeurs continue de s’imposer dans nos
pratiques et coutumes. Le fait pour la majorité de la population de s’exprimer
dans une même langue, de partager les mêmes symboles, de vivre les mêmes
précarités et manques quotidiennement n’a jamais garanti aucune possibilité de
conscientisation collective des défis et tracas dont le pays a toujours fait
face. Dans le cosmos, dans l’univers social haïtien, les faits et événements,
qu’ils nous surprennent ou pas, ne nous ramène guère à conjuguer énergie,
conviction, position commune faisant de nous un peuple soudé et responsable
dans les difficultés et l’adversité. L’on interpelle la vie, la joie, le
mal-être, la disgrâce et autres avec les mêmes vocables, on mobilise des
locutions et adages symbolisant des coutumes et valeurs communes, pourtant l’on
désigne différents faits et réalités tout dépend du lieu du locuteur, de son
groupe d’appartenance, de l’intérêt qu’il poursuit, de la façon dont il se
représente son interlocuteur et/ou interpellateur immédiat. Les éventualités et
circonstances, permettent de retracer l’ombre communautariste dans nos
communications et dialogues. Par
exemple, l’adage zafè pam (mon
affaire) peut traduire une possession mais dans l’enclos social et langagier
contextuel, il peut tout aussi bien évoquer l’empathie, de la bienveillance
éprouvée pour quelqu’un, pour sa famille, ses intérêts et biens. A contrario,
tout ce dont n’étant pas zafè pam, ne
mérite pas un tel traitement, qu’il soit honnête, sérieux et responsable envers
lui-même et envers les autres. Et cet adage se trouve dans une famille
d’expression charriant la même réalité anthropologique, tels que : zanmi pam, nèg pam, moun pam et j’en
passe.
Pour ne pas conclure
Les argumentaires autours de la constitution
et du mode d’agir des communautés dans la formation sociale et langagière
haïtienne constituerons les suites de cette série de réflexion.
JEAN WILLIAM
Sociologue, politologue, prof à L’UEH
[1]- WARGNY,
Christophe, Haïti n’existe pas.
1804-2004. Deux cents ans de solitude, Edition, Autrement, pp. 54-55,
paris, 2008.
[2]- CASIMIR, Jean, Haïti et ses élites. L’interminable dialogue de sourds, Edition de
l’université d’Etat d’Haïti, p.17, 2009.
[3]- HYMES, Dell, Language in culture and society. A Reader in
Linguistics and Anthropology, Edition, Handcover, 1964.
[4]-DURANTI, Alessandro, Op.cit, in Leguy Cécile page
3.
[5]- AUGUSTE-JOINT, Louis, Système éducatif et inégalités sociales en Haïti. Le cas des écoles catholiques,
Paris, l’Harmattan, 2007.
[6]- Le phénomène qu’on essaie de saisir et formuler
sous cette appellation se réfère, s’adjoint à un ensemble de pratique
culturelle, artistique initié à l’aube de la décennie 2000 dans des activités
récréatives dénommées after school,
où les élèves essaient de se divertir, de se régaler sous le son des animateurs
musicaux dénommés Dj, en enfreignant les normes et les interdits de la société,
en se livrant ouvertement dans des actes répréhensibles sous l’effet de la
drogue ou de la marijuana. Ces types de programme à force de s’imposer dans
l’espace scolaire ont fini par s’imposer dans les milieux socio-culturels avec
les années. Cette culture devient une tendance dominante débordant ce dit
espace pour s’étaler et se ranger au niveau de mœurs et de valeurs actuellement
people, charriant l’incompétence, la corruption, les tares et toute type de
comportement rétrograde à la compétence, l’intelligence, l’excellence, le
respect d’autrui, grosso modo tout ce qui est en rapport au respect des normes
sociales. Aujourd’hui, la société haïtienne est en train de vivre l’effet inouï
des retombées de cette tendance bòdègetiste, car nos institutions les plus
nobles et prestigieuses sont pris en otage par cette représentation d’accomplir
et de faire au rabais, et se faire aduler. Cette culture peut être aussi
considérée comme une réponse aux politiques de désengagement des responsables
et dirigeants de l’Etat s’agissant de leur non-action pour doter le pays d’un
ensemble infrastructure culturelle, artistique et de lieux d’épanouissement
public pouvant constituer des vecteurs de cadrage et d’orientations
sociaux visant la promotion des talents, de la créativité, du sens de
l’invention et d’accomplissement chez les jeunes. Ces espaces et endroits
peuvent être : cinéma, théâtre, centre artistique et culturel, galerie
d’art etc.
[7]- Rapport d’évaluation de la dette externe d’Haïti,
no 09/288 du FMI.
[8]- TAYLOR, Edward Burnett, the
origins of culture, p. 67, press of the Michigan University, 2010.
[9]- Ferdinand
de Tönnies, Communauté et Société in
Emile Durkheim, pp. 383-389, Paris, Minuit, 1975.
[10]- CORN, Georges, L’Europe et le mythe de l’occident. La construction d’une histoire,
Paris, La Découverte, p. 185, 2009.
[11]- BARTHÉLÉMY, Gérard, Créoles-Bossales. Conflit en Haïti, Collection Espace Outre-mer,
Edition Ibiss Rouge, p. 143, 2000.
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