L’article 6 du décret fixant les règles générales de protection de la population en cas de pandémie/épidémie : une gageure insupportable | Par Jean Frédérick BENECHE
Dans le Moniteur du Jeudi 21 Mai 2020,
No 88, le gouvernement de la République fait publier un décret fixant les
règles générales de protection de la population en cas de pandémie/épidémie.
Malgré les bonnes intentions et la situation s’annonçant critique justifiant ce
besoin de légiférer, il se cache pourtant dans la lettre et l’esprit des
velléités s’apparentant à un terrorisme d’État en gestation. L’analyse pointue
des termes de l’article 6 dudit décret constitue pour le moins un désastre sécuritaire
pour les populations rurales, exposées depuis deux cent ans à la violence sans
frein des élites des villes qui se bousculent cycliquement et cyniquement pour
le pouvoir politique. Au nom dudit article 6, des juges seront sans cesse
sollicités pour faire appliquer la loi.
Quelle loi ? Une des scélérates montées essentiellement contre la masse
rurale et les quartiers bidonvillisés des villes sous couvert de lutte contre
la pandémie. Mon engagement citoyen et ma conviction profonde m’obligent à
questionner lesdites dispositions en vue de porter le débat au nom de la vérité
et de l’histoire.
I.-
Contexte et contenu de la loi
Le monde actuel vit au rythme de la pandémie
du COVID-19. Le coronavirus fait trembler la planète entière. Même les pays les
plus avancés sont secoués. Ils sont secoués à un point tel qu’ils peuvent
constater leur insuffisance, ignorance, impréparation, bref leur petitesse
devant les évènements qui se présentent. Tandis que les populations font face à
une inquiétude grandissante, leurs dirigeants avancent en amateurs, n’ayant pas
grande emprise sur les événements. Partout des conseils scientifiques sont
sollicités pour orienter le gouvernement. En Haïti où le concept même de
science apparait proche d’un délit punissable, les autorités ont, elles aussi,
font leur apparition dans la jacquotterie mondiale en mettant sur pied, d’une
part le comité scientifique et d’autre part, en prenant des décisions de nature
diverse.
Dans cet ordre d’idées, le gouvernement
de la République fait publier le décret susdit le Jeudi 21 Mai 2020 dont les
dispositions de l’article 6 se lisent ainsi : « Tout
rassemblement, réunion ou activité mettant en présence de manière simultanée
plus de cinq personnes, en milieu clos ou ouvert, est interdit sur le
territoire de la République, sous peine de trois mille (3, 000 gdes) gourdes
d’amende, de cinq jours d’emprisonnement ou de quinze (15) jours de travail
d’intérêt général à déterminer par le conseil municipal ».
En clair, il s’agit de rassemblement
quelconque de personnes : rassemblement des membres d’une famille ou toute
autre forme de rassemblement. Le lieu du rassemblement importe peu : à la
maison ou partout ailleurs. Cette réunion de plus de cinq personnes devient une
infraction contraventionnelle, passible de cinq jours d’emprisonnement ou de
quinze jours de travaux d’intérêt général et de trois mille gourdes d’amende.
II.-
Problèmes posés par les dispositions mises en question
En l’état, les dispositions de l’article
6 dudit décret sont questionnables et peuvent même être questionnées. La lettre
comme l’esprit de ces dispositions sont un pied de nez à l’état de droit
démocratique et un étonnant recul moral. Ils traduisent l’état des esprits du
côté de l’exécutif : des esprits enfouis dans les poussières de la domination
de classe des années obscurantistes où l’on manœuvrait pour placer la majorité
nationale dans un étonnant « En
dehors du pays ». Adoptées en 2020 dans le contexte que l’on sait
tous, ces dispositions posent au moins trois problèmes, nuisibles à la cohésion
nationale et à l’éthique de citoyenneté.
A.-
Problème de sécurité juridique pour une catégorie de citoyens
Telles que formulées, les dispositions
litigieuses mettent en péril la sécurité juridique pour une catégorie propre de
citoyens. Principe découlant du droit naturel, la sécurité juridique a pour
vertu la protection des citoyens contre les effets pervers des lois trop
complexes et incohérentes.
Le respect de ce principe implique que
la loi est l’œuvre d’autorités légitimes compétentes. Dans le contexte de la
démocratie en veilleuse et par l’exploitation de la théorie des formalités
impossibles, les autorités de fait, devant l’évidence, doivent prendre des
décisions, y compris des décisions législatives pour protéger les citoyens. À première
vue, il semble que le décret querellé répondait au désir de protection de la
population. Mais quelle population ?
L’article 6 dudit décret apporte la
réponse. Il s’agit des classes moyennes aisées et de la bourgeoisie qui,
depuis presqu’un quart de siècle, refusent l’infamie de faire accoucher leur
femme en Haïti et dont la taille de la famille dépasse rarement quatre
personnes. Ces éléments des banlieues huppées des villes se confondent
malheureusement à l’intégralité de la population haïtienne dont la taille moyenne
de la famille est d’au moins six personnes.
En clair, il se cache dans ces
dispositions de comportements de classe à imposer à l’ensemble de la société
par une loi commanditée. Quelle violence !
Cette loi de complexité excessive et au caractère
incohérent et illisible puisqu’elle porte atteinte à des situations
contractuelles déjà prévues par la constitution, constitue une atteinte grave
au principe de sécurité juridique, se déclinant sous les exigences
suivantes : prévisibilité, normativité, compréhensibilité, cohérence et
lisibilité.
B.-
Problème de fichage et d’étiquetage sociaux
Sous des regards à priori bienveillants,
cette loi établit en Haïti la surveillance des populations. Cette surveillance
a pour vertu le fichage de pans entiers de la population. Puisque les
rassemblements de plus de cinq personnes sont interdits même en milieu clos, la
loi, de façon viciée, donne les pleins pouvoirs à la police judiciaire et à la
police tout court de violer le domicile des uns et des autres dans un souci de
protection de la population. Et comme les familles nombreuses sont logées dans
les bidonvilles, les zones rurales et les quartiers périphériques mal loties
des villes, tous ces habitants, au nom de la protection de la population en
période de pandémie/épidémie, sont exposés à la brutalité policière et à
l’instinct de bourreau de certains juges, maniaques de l’enfermement. En clair,
l’état de droit se mue en état de police.
Ce fichage social est un étiquetage, une
stigmatisation, visant un groupe propre de la société, mise hors-jeu par
l’instauration de normes alambiquées. C’est gravissime ! Une loi utilisant
des déterminants socio-économiques pour fonder une infraction est une atteinte
à la dignité humaine. Il semble que sa vocation est, outre la conservation de
la césure socio-économique béante en amplification dans le pays, d’établir un
apartheid juridique, comme ce fut le cas jadis avec l’instauration du code
rural.
Émile Durkheim, approchant la
criminalité et la déviance, a déjà démontré que l’étiquetage est un marqueur
qui agit négativement sur l’étiqueté. Il déforme même l’estime de soi de l’individu,
devenu illico transgresseur de normes sociales. Voilà, les membres des familles
d’un minimum de six personnes deviennent transgresseurs de normes, par l’effet
d’un décret de colonialité. Est-ce à dire alors que la nouvelle civilisation
inspirée du régime au pouvoir impose de fait une limitation des naissances aux
familles haïtiennes. La loi, malheureusement, devient la bannière étoilée de
l’apartheid en Haïti. Elle est condamnée soit à être retirée, soit à être
désuète ; car aucun juge censé, pétri de la conviction qu’aucune loi ne
peut affecter le principe de l’égalité du citoyen devant la loi, ne peut
appliquer une disposition si obscurantiste.
C.-
Problème d’inégalité des citoyens devant la loi
Les dispositions de l’article 6 du
décret contesté mettent en péril le principe de l’égalité des citoyens devant
la loi. En Effet, Clisthène, dès le 6e siècle avant notre ère,
partant du principe d’isonomie, a fait du principe d’égalité, le fondement
essentiel de la démocratie athénienne. En effet, ce principe d’égalité suppose
que tous les citoyens sont traités de la même façon. Devenu épine dorsale de la
déclaration universelle des droits de l’homme et du pacte international relatif
aux droits civils et politiques, l’égalité devant la loi implique une égale dignité
pour tous les individus.
La loi interdisant aux familles d’au
moins six personnes à se rassembler pour partager le repas après une longue
journée de dur labeur, ne traite pas tous les citoyens avec la même dignité.
Elle apporte aussi une marque de différenciation dans les devoirs. Placés dans
des circonstances équivalentes, tous les individus doivent avoir les mêmes
droits et les mêmes devoirs. Le décret du 21 Mai 2020, tel un éléphant dans un
magasin de faïence, rompt le principe de l’égalité de tous les individus devant
la loi. Or, ce principe d’égalité doit être respecté par le législateur lors de
la confection des lois.
Une loi marquée par une rupture de
l’éthique de la responsabilité et qui censure à l’avance un groupe social en
raison de sa situation socio-économique, affecte gravement la vocation générale
de loi.
III.-
Ces dispositions : une atteinte à la vocation générale de la loi
Les dispositions de l’article 6 du
décret en question constituent une atteinte à la vocation obligatoire et générale
de la loi. Elles ne s’imposent pas ERGA
OMNES. Il n’y a que les familles dont la réunion donne un nombre supérieur
à cinq qui y sont concernées. Comme elles ne s’imposent pas à tous indistinctement,
elles perdent leur caractère obligatoire. Loin d’ordonner la société, elles
créent l’anarchie pour avoir exposé seulement un groupe social propre aux
sanctions.
Dans les conditions d’une telle gageure,
je crains que la peur du policier n’inspire ce respect volontaire du droit.
La grande bonté de cette loi est qu’elle
est générale seulement dans sa formulation. Alors, les juges doivent se
rappeler que le caractère général de la loi tient dans sa vocation d’être
appliquée à toutes les catégories sociales indistinctement et imprime une
marque de garantie contre l’arbitraire et la discrimination individuelle. De
plus, telles qu’édictées, les dispositions de l’article 6, sans le nommer,
régit des cas particuliers au lieu des situations.
Conclusions
Les dispositions de l’article 6 du
décret du 21 Mai 2020 mettent en péril des prescrits constitutionnels car elles
sont attentatoires aux libertés publiques dont la vie privée des personnes. Elles
punissent les réunions ou rassemblements de plus de cinq personnes en milieu
clos ou ouvert. Or, dans les procès, il y a nécessairement dans la salle
d’audiences le juge de paix, son greffier, les policiers pénitentiaires, le ou les
prévenus, et leurs défenseurs. Cela n’en fait-il pas un rassemble de plus de
cinq personnes ? Les esprits faibles diront certainement :
chicane ! Car ils refuseront de lire pour comprendre et de comprendre pour
agir. Mais l’eau fraiche du fleuve impétueux de l’histoire retiendra que le
texte rédigé en des termes vagues n’exempt aucun type de rassemblement. Rédigées
par des Ex-perts méconnaissant le mécanisme de fonctionnement des tribunaux,
les dispositions contestées repoussent davantage les paysans dans l’en dehors
du pays. Elles ont les mêmes vertus que le code rural de Boyer : une loi
de clivage et d’assignation à un topos de contrôle politique d’exclusion.
Jean Frédérick BENECHE
Magistrat, Criminologue,
Professeur
Spécialiste en Études
afro-caraibéennes
Juge à la Cour d’Appel
de Hinche
Tel : (509)
48760493
Excellent Msr le juge
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