Langage et politique : quand les adages/dictons haïtiens nous invitent au concert des non-dits | Par William Jean
Depuis environ une vingtaine d’années, un ensemble d’adage,
néologisme et proverbe (dans une dimension symbolique et représentationnelle
beaucoup plus circonspecte), des locutions verbales que nous utiliserons dans
le texte de façon équivalente, comme kolòn ki bat, zo kòt pam,
baz pam, zafè pam, blodè pam, zafè fanmi, moun pam et tant d’autres
influent l’Univers oral haïtien, plus particulièrement le champ
politico-administratif. Ces propos, du fait de leur répétitivité au niveau du
parler populaire, semblent charrier à la fois des sentiments d’appartenance, de
familiarité et invitent aussi à l’entremise des rapports particuliers,
spécifiques, réservés à des groupes d’individus dans des liens et/ou relations
interpersonnels. Ils sont d’une telle structuration, au niveau du façonnement
communicationnel, ils enveloppent et englobent presque tous les milieux de
l’espace social. À longueur de journée on les entend évoquer dans les
communications des personnages religieux, dans les réunions de famille, dans
les rigolades d’amis et dans le monde professionnel incluant le secteur privé
des affaires, dans les rencontres politiques et même dans l’administration
publique – susceptibles d’attester de la sympathie, attisant le plus souvent
faveurs et privilèges.
De façon consciente ou inconsciente, rares sont les haïtiens-nes
depuis le début de la décennie 2000 n’ayant pas fait usage de ces différents
adages/dictons pour synchroniser des rapports, pour témoigner soit son
appartenance et/ou son sentiment de retrouvaille dans un groupe et/ou dans une
relation personnelle. Ces adages comme bien d’autres, pèsent très lourd,
renferment de grandes charges politico-sociales ; du coup, jouent un rôle
important dans l’univers symbolique et communicatif de la grande majorité de la
population haïtienne. Très souvent, ils incorporent les textes de discours
officiels, les conservations des groupes sociaux élitistes, les cours magistraux
des professeurs (lycées et universités) ; les dialogues et conversations
de marchands ambulants, etc. Grosso modo, l’on pourrait dire que ces
néologismes participent de l’organisation discursive de presque toutes les
institutions structurant la vie sociale haïtienne. Ces adages, se rangeant
graduellement dans le socle mémoriel de nos proverbes : actant persuasif
du langage, et étoffe de commune représentation sous-tendant des symboles
collectifs ; semblent par la force de la répétition cimenter nos valeurs
et représentations. Dans cette perspective, Jean Barnabé
écrit : « Les langues créoles, ainsi que les proverbes qui y
découlent constituent un ensemble de mécanisme, de mélange se rattachant à un
ensemble de valeurs et charges sociales, dérivées des expériences coloniales,
étreintes de souffrance et de valeurs symboliques, mémorielles. Fors de cela,
ils (les proverbes) traduisent le besoin de codage communicationnel, parfois
renvoyant à un ensemble de stratégie langagière, discursive de résistance,
parfois aussi les ramène à une reproduction des stratégies communicatives
sectaires, groupales du monde social de l’époque de la colonisation »[1].
Les multiples expériences communes, les partages, les rapports
entre les individus dans l’espace social, constituent et contribuent en grande
majorité à l’enrichissement des formes discursives et communicationnelles qui y
sont produites. D’ailleurs, il semble être un exercice incontournable même pour
la survie de toute langue. La dynamique sociale, étant altérable et mouvante,
force à chaque fois les acteurs nous dit Jean Pierre GAUDIN à un périple de
représentation, de construction de symbole et d’invention des dires. Dans
ce procès, l’invention de néologisme, d’adage, de proverbes est un exercice
légitime pour toute langue. Toutefois, les charges sociales des proverbes ont
tendance le plus souvent à nous échapper. Dans le cadre de notre préoccupation
se ramenant autour de ces adages populaires structurant le parler des
politiques et administratifs haïtiens, nous nous fixons l’objectif de saisir
l’ampleur évolutive et significative de l’usage des aphorismes cités ci-dessus.
À force de modeler, de façonner les manières de dire, ils semblent (les adages)
avoir une prédominance considérable dans nos communications et échanges, au
point de ne pas susciter, ni interpeller le sens critique de bon nombre de gens
de la population. Ce constat, vraisemblablement est aussi valable pour les
universitaires, les chercheurs en particulier, venant d’horizon divers des
sciences humaines et sociales, spécialistes des domaines comme les sciences du
langage, la communication, la sociologie et la science politique.
Au quotidien, médias radiodiffusés, télévisés et d’autres
institutions d’information et de formation massive s’imprègnent de ces dictons
sans aucun souci de décrypter les non-dits, ni les dessous des possibles
rapports/relations auxquels ils invitent et convoquent. En outre, ces proverbes
semblent stipuler, articuler et exposer un ensemble de représentation dont se
font les politiques et fonctionnaires haïtiens-nes s’agissant d’échange
sociale dont leur statut leur confère. Au-delà des représentations dont ils
se font (les fonctionnaires et politiques), ces adages semblent les impulser,
les induire et même inciter dans la majorité des cas, à des collusions et
interférences des affaires personnelles, claniques, mesquines et groupales aux
intérêts étatiques et collectifs ou convient tout simplement les agents de
l’administration publique dans des pratiques clientélistes.
Les travaux des linguistes haïtiens comme Yves DEJEAN, Pierre
VERNET et Michel DEGRAFF sur le créole haïtien ont beaucoup contribué dans le
renforcement de la reconnaissance académique de la langue nationale, d’autant
plus, participent d’une tentative de systématisation de certaines valeurs et
mœurs du terroir par l’étude et le décryptage des proverbes et adages
populaires. À côté de ces auteurs, il y a des linguistes caribéens et
francophones tels que : Télegrand NOEL, Michel BENIAMINO, Arielle THAUVIN-CHAPOT
et autres, ont eux aussi, apporté leur contribution dans l’étude des schèmes
langagiers, au système de valeurs et de représentations collectives des
proverbes créoles en rapports aux pratiques communes et populaires des
anciennes colonies où le créole est devenu langue nationale. En ce qui concerne
notre préoccupation, nous voulons établir le rapport entre l’avènement des
néologismes, des adages devenant populaires dans une période donnée dans la
société haïtienne et un ensemble de représentation collective synchronisant des
pratiques corruptrices et clientélaires de groupes dans la sphère politique et
au niveau de l’administration publique.
Néologisme au regard de nos pratiques et valeurs.
La quête perpétuelle collective de sens à l’existence dans la société
haïtienne, depuis sa création, a toujours constitué selon Carlo A. Célius[3],
un défi pour la grande population et les dirigeants politiques en particulier.
Car dit-il, les ethos communs sur lesquels se fondent les liens sociaux sont
majoritairement trop claniques, inégalitaires empêchant, à chaque fois
l’émanation des passerelles d’actions collectives, et en même temps donnant
lieu à l’invention des mécanismes de survie sectaire, mesquin amenant très
souvent à la construction des représentations collectives populaires,
traduction de mécanisme de survie. En ce sens, pensons-nous, les mécanismes de
survie, étant l’affaire d’une grande majorité défavorisée des couches
populaires, semblent très souvent trouver de la légitimité dans des expressions
et de type de communications populaires, symbole d’inventivité et de
réinterprétation langagières incarnant une commune appartenance, d’intérêts
convergents, tout aussi bien de poursuite d’objectifs partisans codés et de
valeurs partagées.
Ainsi, dans les années 90, l’école anthropologique des sciences du
langage de l’université de Stanford, représentée par des linguistes comme
Joseph H. GREENBERG, Meritt RUHLEN, s’est intéressée à la création de
néologisme et de schèmes langagiers codés, permettant de saisir des nouveaux
liens sociaux entre des groupes d’individus, de par leur origine ethnique
(indiens, européens et asiatiques), vivant ensemble sur le territoire
américain avec d’autres américains issus d’ethnie différente des leur, forgeant
des expressions et adages dans leur langue d’origine traduisant leur mode de
représentation collective propre, tout en étant des Américains comme
d’autres. Dans un article publié dans le Scientific American journal,
intitulé Linguistic origins of native American[4], ce qui peut se
traduire en français par (les origines linguistiques des
Américains natifs), ils essayent de remonter à l’histoire, aux origines
sémantiques d’expressions usuelles populaires traversant différentes ethnies
dans la société américaine, qui pourtant synchronisent des modes de
représentation propre à quelques-unes, desquels découlent, émanent des formes
d’agir, de solidarité, d’intégration et parfois de contestation.
Les proverbes, étant le ciment d’un ensemble de représentation
sociale symbolique, mémorielle de la production d’une société (valeurs, mœurs,
pratiques collectives) participent de la construction des liens et rapports qui
peuvent être bénéfiques pour la communauté dépendamment de l’agir collectif
qu’ils entrainent. Tout aussi bien, les adages peuvent contribuer à pervertir
les liens sociaux suivant cette même logique. Dans cette perspective, les
adages haïtiens n’échappent pas à la logique d’un possible double-jeu
sémantique consolidant, soutenant les modes de rapport amenant parfois aux élans
de solidarité, tout aussi bien peuvent participer à pervertir les formes de
représentation collective de nos symboles et valeurs. En Haïti, les liens
familiaux, les relations amicales, les rapports de solidarité se trouvent à la
base des formes de représentation collective traversant la majorité de la
population.
En Haïti, dans la majorité des cas, les modes de vie et pratiques
de solidarité, peuvent être considérées comme des mécanismes de résilience
issus de notre passé colonial. C’est-à-dire des inventions pour contourner le
mode de vie qu’offrait l’administration coloniale. En outre, la tyrannie des
colons blancs, les maltraitances et souffrances des esclaves à Saint-Domingue
leur contraignaient à en inventer et forger une altérite créole avec des codes
et organisations communicationnelles comprenant des connecteurs et modes de
dire différents. Les adages et/ou dictons choisis ci-dessus comme cas d’étude
peuvent nous offrir toute la latitude pour saisir et esquisser leur poids
social en rapport au phénomène de double-jeu sémantique attributif.
Depuis les recherches de Leonard Bloomfield[5] sur la linguistique
structurale, postulant que le langage, tout comme le comportement pouvait être
analysé comme une mécanique prévisible, explicable par ses conditions externes
d’apparition, l’anthropologie linguistique commence à se construire comme un
sous champ des sciences du langage et de l’anthropologie humaine, visant les
complexes relations entre langage, culture et expression littéraire.
Puis au courant des décennies 80 et 90, les travaux effectués sur cette
trilogie allaient apporter de la légitimité, allait propulser l’anthropologie
linguistique au rang de discipline académique, grâce aux travaux de nombreux
anthropologues, comme G. Calame-Griaul (1987), J. Capron (1988), Dominique
Casajus[6] et autres. Dans les années 2000, cette discipline-frontière
suivant l’expression de Franck Alvarez Pereyre[7], allait se renforcer
d’avantage, notamment par les travaux d’Alessandro Duranti, s’intéressant aux
relations de productions proverbiales et le milieu culturel. Les recherches de
Duranti mettent en exergue la délicate relation (langage, culture et expression
littéraire), articulant la nécessité de saisir le rapport complexe que les
formes de représentation communicationnelle entreprennent avec la production
culturelle et discursive de toute société. Ses réflexions à ce propos, semblent
se distinguer, vont à l’encontre des approches faites par des linguistes comme
Edward Sapir[8] (1968) ou de Benjamin Lee Whorf[9] (1969) ; pour qui, le
langage constitue un moyen neutre de construction d’une vision du monde. Tandis
que Pour Duranti, le langage s’avère être une organisation du monde, une
différenciation sociale[10].
En ce qui concerne la création et l’invention d’adage et de
proverbe dans la société haïtienne, l’approche trilogique de Duranti
semble bien adapter aux différentes productions culturelles, communicatives
relatives à la création des néologismes dans le créole haïtien. En outre, son
approche nous permettrait de situer, de camper les acteurs dans leur démarche
affective, positionnelle et positionnée dans notre culture au travers des
schèmes communicatifs. Ceci étant dit, quelle place faut-il accorder aux
proverbes haïtiens dans l’univers symbolique et mémoriel de nos valeurs, de nos
formes de représentations collectives ? Comment prennent-ils corps dans
l’espace social ? Quelles sont les conditions socioculturelles
déterminant, conditionnant leur création parfois les unes différentes des
autres, ou parfois se complémentent et se renforcent ? Dans quelle mesure
structurent-ils (les adages) nos formes discursives et
communicationnelles ? Enfin, pourquoi peuvent-ils à la fois contribuer à
illustrer des liens sociaux bénéfiques à tous, et en même temps renvoyer à la fortification
a contrario au raffermissement des rapports de groupe, de clan, d’une ou
des catégorie(s) sociale(s) au détriment d’une ou d’autres ?
Pour Duranti, le langage se trouve subséquemment dans un rapport
étroit avec la culture et les expressions littéraires. Ses deux œuvres majeures,
Language as culture in US (2003) et Language as a non-neutral medium
(2011), systématisent sa théorie en évoquant « le langage tout
comme les expressions littéraires sont des outils soudés dans des cultures, du
coup des instruments au service d’agent qui l’utilisent de manière
intentionnelle, soit pour maintenir leur privilège, soit pour contester un
système.
Les possibles réponses à ces interrogations se développeront tout
au long de notre démarche, s’agissant de faire montre des diverses implications
que les adages/proverbes puissent avoir de part les contextes et référents
socio-politico-culturels auxquels ils nous renvoient sous des formes
expressives et communicatives. Si notre préoccupation s’attèle sur l’avènement
de ces adages créoles (Kolòn ki bat, baz pam, zo kot pam, zafe pam, blodè pam)
devenus populaires à partir des années 2000 dans l’univers oral haïtien
particulièrement, nonobstant, l’on ne saurait pas d’un plus grand angle ne pas
regarder de façon historique, leur existence et présence quasi constante dans
les productions culturelles, artistiques et même poétique dans des époques et
moments précédant la période délimitant notre objet d’étude.
D’ailleurs, les œuvres des poètes et romanciers du 19ème
siècle
et du 20ème siècle haïtien témoignent de la richesse de la production de
néologisme, de proverbes/adages dans notre langue vernaculaire.
Des expressions populaires comme tete doubout, renvoyant
aux seins fermes et ronds des femmes haïtiennes ; kadejakè,
décrivant l’acte de viol sur des femmes dans l’univers symboliques des valeurs
en Haïti ; fè jako pye vèt, symbolisant l’action de courtiser une
femme discrètement ; dyòl alèlè, évoquant le fait d’avouer des
secrets, personne pratiquant la médisance et le commérage, sont autant
d’invention des poètes et romanciers comme Oswald Durand[11] (1840-1906), de
Justin Lhérisson[12] (1872-1907), pour ne citer que ceux-là. Ces expressions
populaires participent de l’enrichissement de notre macrocosme symbolique et mémoriel
de nos mœurs et valeurs s’agissant de doter le créole haïtien de nouvelles
façons d’articuler la parole populaire. En dehors de la spécificité de la
production littéraire, les vicissitudes de la vie quotidienne prennent part,
contribuent beaucoup aussi à leur irruption (les adages) dans la construction
de nos schèmes langagiers et communicationnels.
Les adages auxquels nous nous intéressons dans ce travail, comme
je l’ai déjà mentionné antérieurement, ont envahi les milieux sociaux haïtiens
au courant de la décennie 2000 jusqu’à nos jours. Ils résonnent, font écho des
lèvres et parois des catégories sociales les unes très différentes des autres,
et ceci a un rythme d’usage synchronisant, renvoyant à une certaine forme de
dire ou de se dire les uns les autres officieusement les choses. Ils
interpellent aussi un certain mode expressif atypique de gens de presque tous
les âges et de toutes les catégories socioprofessionnelles sans exception. Au
premier degré, l’évocation de ces adages se situerait dans la sphère privée des
relations se développant entre membres d’une même famille, parmi des individus
se côtoyant depuis un bon nombre d’années, entre collègue de travail, entre
camarades de classe, etc. Pourtant, à observer de plus près, l’on peut entrevoir
un certain effet d’entraînement dans les communications des gens. Les adages
tintent très souvent les conversations et dialogues des plus formels au plus
fastidieux. Leur emprise et prééminence dans les rapports/relations
engageant le verbe montrent, dessinent à chaque fois une forme de dépendance,
de conditionnement oral, facilitant des raccourcis, des topos au niveau de
l’expression. Le monde musical haïtien constitue avec les autres tendances
artistiques et littéraires un des grands repères de leur usage et de leur
invention en quasi-permanence. Nous reviendrons plus tard dans le texte pour
développer cet aspect.
Du point de vue de la forme, ou du moins dans leur acception au
premier niveau, l’emploi, l’usage des adages constituant notre objet d’étude
reflètent symboliquement l’affectivité, la réceptivité, le sentiment d’altérité
éprouvée[13] dont parle Denise JODELET. Du même coup, ils semblent incarner
la malice et s’apparaissent le plus souvent à des mécanismes enjoignant l’alter
ego dans sa plus simple expression. Tout comme ils peuvent traduire
l’optimisation des stratégies liées à la flatterie, à l’adulation dans le but
d’atteindre la sensibilité, le consentement et/ou la conviction de son
interlocuteur. Se trouvant dans des contextes et situations difficiles,
découlant soit de la perte d’une personne chère, ou du moins, soit à cause des
précarités financières, des problèmes politiques, familiales et autres,
l’entame d’un dialogue avec quelqu’un en mobilisant l’un des adages constituant
notre objet d’étude, pourrait dans des cas, assimiler le subterfuge, la
circonlocution pour attirer la bonté, la bienveillance/la faveur
d’autrui.
La connaissance d’autrui constitue, s’avère être une conquête.
Appréhender, comprendre l’univers symbolique et représentationnel de son
semblable n’a jamais été chose facile, car seul l’espace social partagé, seule
l’entremise des inter-relations, en toute logique, nous ouvre les uns sur les
autres. Cette ouverture sur l’autre de par les mécanismes de socialisation et des
vecteurs créatifs de sens et de signifiance participent de toute possibilité de
construction, d’établissement des premiers liens et contacts. Ainsi, ces liens
et contacts exigeraient bien sûr, de la part des acteurs des canevas
d’inter-réception et d’intercompréhension facilitant le va-vers l’autre[14].
C’est dans ce sens que la teneur des adages choisis pour cette étude suit la
logique clarificatrice, indicative, nuancée en ce qui a trait à la nécessité et
aux besoins de cerner, de délimiter et d’élucider leurs charges sociales et
valeurs symboliques. Ce niveau d’analyse des adages dont nous venons d’éluder
au premier plan, participe d’une démarche de clarification contextuelle,
graduelle et graduée des différentes réalités, qu’ils sont susceptibles de traduire,
d’épouser dans un cadre sémantique lié à leur évocation et utilisation.
Les modes expressifs : actant de nos valeurs et mœurs.
Les adages prennent naissance à partir des référents communs, à
partir d’un cadre pluriel de partages et d’expériences faites entre groupes
d’individus vivant dans une même communauté ou société. Le summum de vécu et
d’expériences conjuguées, étant réalisés et construits le plus souvent dans un
vaste et complexe procès de quête de maitrise de son environnement, d’inter-échange,
et du besoin de nommer, exigent toujours des individus et des groupes humains
d’innovations, de la créativité en termes de conter les épreuves, de raconter
les expériences et de se les représenter les uns les autres. La nécessité
d’énoncer enveloppant le plus souvent des formes métaphoriques, enjambent un
ensemble de caractères prescriptifs, de recommandation allant des
acceptabilités et des interdits parmi les individus ou les groupes. Dans cette
perspective, Charbonnel et Kleiber avancent que : « une partie
importante des énoncés métaphoriques sont à lire, depuis l’antiquité, dans leur
dimension prescriptive, c’est-à-dire que le faire-comme-si a une portée non
seulement axiologique, comme dans le régime sémantique expressif, mais de
devoir-être (c’est-à-dire non seulement de reconnaissance des valeurs mais bien
d’incitation à faire advenir ces valeurs)[15].» L’évocation des proverbes et
adages de façon générale est souvent présentés comme un genre patrimonial, une
parole confortant une position normative. Cependant, on sait aussi que les
formules, les maximes issues d’un même contexte culturel peuvent se
contredire, voire qu’un même énoncé proverbial peut être utilisé pour
argumenter une chose et son contraire.
Parmi les sociétés à prédominance de l’oralité, Haïti en fait
partie. La tendance à conserver les valeurs et normes par le rappel des maximes
et proverbes constitue un des piliers de l’univers mémoriel de nos façons de
vivre et de se représenter nos milieux sociaux au quotidien. L’inclination à tout
organiser, à tout régler et tout arranger en situation de proximité, semble
nous prédisposer, nous pencher vers le racontar, les feux-fou-dire. Le refus ou
le manque de formulation de nos exploits, succès, échec, défis et autres
tracasseries de la vie par l’écrit contribue à nous imbiber, à nous embuer dans
une double logique : Premièrement, cela contribue à l’appauvrissement
textuels de nos maximes, proverbes et adages ; en second lieu, elle
participe aux renforcements, à la fortification des liens de proximités, et du
développement des rapports immédiats, directs et spontanés. En Haïti, l’influx
du verbe, la passion de rapporter, le désir d’être écouté surtout chez les
grands vis-à-vis des plus jeunes peut être assimilé à un rituel de passation de
sagesse, de secret et de décryptage de code langagiers et communicatifs sous
formes de métaphores. Ces métaphores étant souché et découlé de nos pratiques
et croyances, parviennent à construire des symboles dont nous ne questionnons
presque pas, très souvent involontairement, parfois par manque d’esprit
critique et/ou par insouciance de remise en question.
Devenue une pratique mirobolante, l’attitude sociétale à ne pas
prêter attention aux possibles caractères réversibles de nos adages dans nos
façons d’énoncer, de formuler nos dires, aboutissent le plus souvent à des
conceptions et d’invention d’un ensemble de mode et/ou modèles d’agir flirtant
avec tout type de tare, de pervertissement, de malhonnêteté et de corruption.
Cette facette quasi non explorée de nos adages et proverbes n’ayant presque pas
soulevé la curiosité de plus d’un, surtout celle des sociologues, des
linguistes et anthropologues haïtiens, possiblement du fait de leur pleine
immersion dans cette culture haïtienne valorisant, octroyant un caractère sacré
aux symbolismes de ces derniers. Le comportement fataliste ou l’endossement de
posture passive s’agissant d’adresser, de projeter d’analyse critique sur nos
valeurs, mœurs et croyances, rejoignant nos proverbes n’est pas sans rapport à
un adage haïtien disant : « timoun pa demanti granmoun »,
les enfants n’ont pas droit de remettre en question ce que disent les vieux.
Vraisemblablement, même dans la supercherie, l’irrationnel et le mensonge,
l’énoncé de cette maxime est plus important que l’énonciateur. Cet adage
illustre fort bien les mécanismes de dressement des palissades préalablement
érigés – très souché dans nos représentations mémorielles, ils (les adages)
participent à la promotion d’un comportement culturel qu’on pourrait dénommer
en tant qu’une culture de consensus-injonctif. D’injonction ou d’interdiction,
nos adages nous convient à en observer toute une pléiade. Ainsi, toute
tentative de projection d’investigation, de quête de compréhension allant dans
le sens du dévoilement des impératives symboliques de nos maximes est souhaitable
et même incontournable. Sur ce, nous allons amplement engager le sens
critique et l’analyse contextuelle pour projeter notre minutie et compréhension
sur les non-dits, les figures antonymiques des adages constituant le centre
d’analyse de ce texte.
De la signifiance au contre-sens des proverbes et adages haïtiens
L’étreinte culturaliste nous empêche très souvent de prendre du
recul, de faire du repli sur nous-mêmes et aussi par rapport à nos mœurs et
valeurs. Les formes discursives, les registres communicationnels étant des
éléments fondamentaux de toute culture, subissent subséquemment ce blocage. Les
métaphores auxquelles nous renvoient les proverbes haïtiens, le plus souvent,
proviennent en grande majorité des valeurs en gestation dans nos pratiques,
pourtant qu’on ne s’intéresse pas vraiment à leur implication et enjeu. Par
exemple, les adages sous étude renvoient tous suivant une première
considération anthropologique à une affirmation, à une confirmation des liens
et rapports amicaux, non conflictuel, l’on dirait même d’entraide et de support
mutuel avec beaucoup de sentiment de complicité et d’engagement. Dire que
quelqu’un est zafè pam, baz pam, zo kòt pam et autres du
même registre, est avant tout considéré dans la hiérarchie de nos valeurs et symboles
comme une forme d’interpellation et d’invitation à se montrer proche de
l’autre.
Ces expressions, comme nous l’avons signalé ci-dessus, dans leur
acception première, témoignent d’un garanti de sympathie, d’une confiance
placée dans l’autre et en même temps devant être réciproque. Par exemple, kolòn
ki bat, encore un adage de la même lignée reprend et renforce les mêmes
charges sociales que ceux-là mentionnés ci-dessus, en ce sens qu’il témoigne de
la commisération, d’attirance et d’action dans l’intérêt de son ami, des
membres de famille et collègues en toute impérative. Nonobstant, au-delà du
caractère, du signe de bienveillance, d’inclination que peut épouser cet adage
(kolòn ki bat), plus que tous les autres, son évocation dans la paroi communicationnelle
et discursive structurant nos dialogues depuis plusieurs lustres, renvoie à une
certaine amplification, l’on dirait une sorte de sacralisation au sens
durkheimien, de la recherche et de la défense d’intérêt : économique,
politiques et autres du cercle familial, amical, cartélaire, etc. En même
temps, la situation d’énonciation de ces adages relève d’une importance
capitale car le contexte d’évocation peut aussi résulter de la mise en œuvre
d’échappatoire poursuivant des intérêts unilatéraux par la manigance verbale,
intentionnée et de subterfuge connu sous l’appellation de mèt dam dans
l’univers symbolique et représentationnel des valeurs haïtiennes. Dans cette
perspective, Jose AGUILAR et Malory LECLÈRE dans un ouvrage collectif
présentent le côté réversible et parfois même taquin des proverbes et adages,
suivant l’objectif fixé par l’énonciateur en quête d’alignement et de
consentement de son interlocuteur. Ils écrivent :
« [...] sans tenir compte de l’énoncé proverbiale, lui-même,
l’acteur recherchant des jonctions visant la construction de sa propre
personne, poursuivant le gain de confiance et la quête d’intérêt contribuant à
l’hisser au rang des reconnaissances dignitaires, prestigieux et autres, le
contexte peut en déduire une situation unilatérale où les symboles se
construisant dans les formes communicationnelles, métaphoriques relèvent de subalternisation
de l’autre ou de sa mise en appât »[16]. Ces attitudes et habitudes
d’amadouement et d’apprivoisement de l’autre par l’usage des figures métaphoriques
semblent intrinsèquement lier, s’identifier aux legs, aux héritages coloniaux
s’agissant du prolongement des mécanismes mis en place par les anciens esclaves
de Saint-Domingue : codes langagiers, canevas communicatifs d’errements et
de contournements des règles soutenant l’administration coloniale et
esclavagiste. Jean CASIMIR a bien illustré ce phénomène dans l’un de ses
travaux, en affirmant : « le créole, étant une langue créée dans la
résistance au système coloniale par des ethnies venant de diverses régions
d’Afrique, renferment un caractère assez spécifique par rapports aux racines
d’autres langues occidentales et orientale. Elle est faite de stratégie de
contour et de marronnage, vis-à-vis de la domination coloniale des colons de
Saint-Domingue »[17]. Dans cette culture de résistance, le créole haïtien,
inventé par un nombre considérable d’esclave, le besoin de communiquer, la
transmission de message réglementé entre les damnés se révélait être une vraie
nécessité. Etant suivi, observé et surveillé parfois par des contrôleurs noirs,
africains originaire de même région que le groupe, il a fallu trouver des
créneaux syntaxiques et sémantiques pour parfaire leur communication, remplie
de proverbes, de dictons connus de certaines régions d’Afriques, ou du moins
forgés tout en étant dans les colonies.
Cet héritage langagier, communicationnel à bien des égards,
continuent, persistent dans notre système représentatif discursif. Il participe
des inventions liées aux envoutantes pratiques de démarcage, de ruse et de
fuite dans l’incapacité d’user des argumentaires cohérents et explicatifs face
à son interlocuteur. Traversant plusieurs ères de notre sociabilité, l’attitude
furtive et instable liée à nos coutumes, nos manières de communiquer, est entravée
de simulacre et de farce. Nos réflexes et réflexions, individuelles et
collectifs peinent fort souvent à se démarquer des élans de supercherie et de
duperie. Nous organisons, nous construisons presque tout dans la société
haïtienne suivant une logique de cachotterie, de fourberie, reconnaissable à
travers les mots qui les donnent corps, les métaphores et proverbes les
symbolisant. On a toujours fait l'État en disparate, et monté les institutions
de la république dans l’optique d’asseoir les intérêts et avantages spécifiques
au détriment du grand nombre, mais toujours en cherchant l’accointance et la
grâce du grand nombre, même lorsqu’on ne le calcule en rien. Par exemple, les
hauts dignitaires d'État prennent toujours fonction en apostrophant les citoyens-nes
pour une meilleure redistribution de service et de richesse du pays : peyi
a se zafè pa nou, nou se moun pam, fòk nou travay ansanm poun fèl vanse,
etc. Pourtant, aux pieds du mûr, ils ne s’importunent même pas des situations
de précarité des grandes masses, ils n’assument pas et refusent d’endosser leur
responsabilité en ce qui concerne le pacte fait avec les gens pour les aider à
trouver une vie meilleure, d’améliorer leur condition d’existence.
La suite de cet article paraitra bientôt…
William JEAN
Sociologue, politologue, prof à l’UEH
______________Références
[1] BERNABÉ, Jean, La fable créole : guide des capes créoles, Edition Ibis Rouge, 2001.
[2] GAUDIN, Jean Pierre, L’aménagement de la société : politiques, savoirs, représentations sociales, la production de l’espace aux XIXème et XXème siècles. Edition, Anthropos, 1979.
[3] Célius, Carlos, Le défi haïtien. Economie, dynamique sociopolitique et migration, page 17-18, Paris, L’Harmattan, 2011
[4] GREENBERG H. Joseph, RUHLEN Meritt, “Linguistic Origins of Native American” Scientific American Journal, Press de Stanford, 1992.
[5] BLOOMFIELD, Leonard, Language, New York: Holt, Reinhardt& Winston, 1933.
[6] CASAJUS, Dominique « Paroles retenues et parole dangereuse chez les touarègues du Niger » Journal des africanistes no 57.
[7] ALVAREZ- PEREYRE, Franck & JEAN Baumgarten, Linguistique des langues juives et linguistiques générale, Edition CNRS, 2003.
[8] SAPIR,Edward, Linguistique, Paris, Gallimard, 1968.
[9] WHORF B. Lee, Linguistique et anthropologie – Les origines de la sémiologie, Paris, Denoël, 1969.
[10] DURANTI, Alessandro, “Language as a non-neutral medium”. In LEGUY Cécile, Langage, culture et expression littéraire du point de vue de l’anthropologie linguistique, Presse de l’université de Sorbonne Nouvelle, Archive-ouverte, Paris 3, Novembre 2016.
[11] DURAND, Oswald, Choucoune, publié dans le recueil Rires et Pleurs, Haïti, 1889.
[12] LHÉRISSON, Justin, Zoune chez sa ninnaine, publié pour la première fois en 1906, repris par les Editions JEBDA en 2013.
[13] JODELET, Denise « formes et figures de l’altérité », p. 30, classiques.uqac.ca, février 2008.
[14] JODELET, op.cit, page 28.
[15] CHARBONNEL Nanine et KLEIBER Georges, La métaphore entre philosophie et rhétorique, p. 51, Paris, PUF, 1999.
[16] AGUILAR, Jose, BRUDERMANN, Cédric et LECLEÈRE, Malory ; Langues, cultures et pratiques en contexte : Interrogations didactiques, P. 151, Paris, Editions Riveneuves, 2014.
[17] CASIMIR, Jean, La culture opprimée, p. 220, Imprimerie Lakay, Delmas, Haïti, 2001.
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