LAISSER MOURIR en temps de Coronavirus. La politique de la mort d’un pouvoir despotique dévoilée | Par Nelson Bellamy


Je ne souhaitais pas revenir sur la proposition indécente de Madame Marie Gréta Roy CLÉMENT, ministre de la santé publique, me demandant, au mépris de ma personne et des calamités extrêmes que j’ai endurées, d’exécuter une basse œuvre du pouvoir en place, à savoir mentir et présenter une version maquillée des événements pour conforter la politique du mensonge du régime actuel. Toutefois, cet élément constitue un point d’attache, parmi beaucoup d’autres, à partir duquel il est possible de dévoiler la politique de la mort du pouvoir despotique de Jovenel Moïse et le caractère profondément pernicieux d’une suite de gouvernements qui ne cessent de violer nos libertés civiques et nos droits constitutionnels et, surtout, de détourner et dilapider les ressources appartenant aux Haïtiens à des fins de jouissances personnelles.

Nous avons trop souvent oublié, dans les débats du quotidien, les fondements biologiques de l’ordre politique. Les médias, trop souvent, se laissent conforter dans un journalisme de complaisance (James Darbouze, 2019) au lieu de concentrer leurs efforts principaux sur l’éducation du Peuple (Leslie F. Manigat). Pour le plus grand bien du pays ! La figure du journaliste courageux et proche du peuple s’est évanouie dans les méandres de la corruption banbòch demokratik. Plus nous avons de la démocratie, plus nous devenons corrompus dit Lyonel Trouillot. Il a raison. La presse et nos journalistes dits vedettes, pour une part non négligeable, se sont convertis en service et agents de communication de politiciens véreux, de gouvernements corrompus et d’une élite économique prédatrice anti-nationale. Là encore, il n’y a nullement la prétention de faire le procès d’un corps de métier qui, lui aussi, se trouve prisonnier d’un SYSTÈME.

Revenons sur les fondements biologiques oubliés de l’ordre politique. L’instinct de conservation, nous dit Blaise Pascal, est ce qui a engendré l’ordre politique. « La crainte de la mort est donc le premier lien de la société civile et le premier frein de l’amour-propre » (Christian Lazzeri, 1993 : 17 ), poursuit-il dans un discernement et une lucidité qui défient les siècles. La conservation de soi est la finalité explicite juridiquement codifiée dans la formation contractuelle de l’État. Mais quand l’État devient un « agent de la mort », toutes les lois organiques qui justifient son existence deviennent automatiquement nulles. Ou quand un secteur, une force dans l’État incarne cet « agent de la mort », le reste de la société doit neutraliser cette force ou, à défaut, l’éliminer. C’est exactement ce qui se passe actuellement de notre pays, Haïti. Rejim nou gen la se yon fòs kap simaye lanmò e kap trase wout pou nal nan simityè pa bann ak pa pakèt. La société haïtienne doit réagir !

Faut-il rappeler que même Thomas Hobbes, souvent caricaturé et cité à partir de fragments de textes décontextualisés, dont l’énoncé « l’homme est un loup pour l’homme » tend malheureusement à remplacer son système de pensée en réalité plus complexe qu’une certaine idéologie s’amuse à simplifier. On oublie encore trop souvent que le Souverain hobbesien devra, pour conserver son Etat, mener une politique qui vise à procurer à ses sujets les « commodités de la vie », versant positif de l’obéissance (Lazzeri, 1993 : 15). Autrement dit, et pour reprendre Aristote, la recherche du bonheur pour leurs concitoyens devrait être l’unique source de motivation  et d’engagement de ceux qui gouvernent.

I -  La politique de la mort du pouvoir despotique en acte

Mon ancien étudiant Serge Bernard, récemment licencié en sociologie du Campus Henry Christophe, a bien campé le caractère hypocrite et pernicieux du régime actuel qui utilise « La nécropolitique comme politique publique… » (Le National, 06 janvier 2020). Ce concept de nécropolitique, emprunté au camerounais Achille Mbembe,  historien, politiste et professeur à l’Université Witwatersrand de Johannesburg, désigne les formes de pouvoir et de souveraineté dont la caractéristique principale est de produire activement la mort à grande échelle. D’après la théorie esquissée à partir de ce concept, nous pouvons affirmer que la société haïtienne, dans le cadre de la nécropolitique mise en œuvre par le système social et politique haïtien, est une « société  d’inimitié » fondée sur le ressentiment et la frustration. Ressentiment des élites, frustration du peuple ! La misère extrême de la très grande majorité du peuple contraste nettement avec le système de privilège de la petite minorité. C’est ce dernier constat qui actualise la « société d’inimitié ».

Commençons par énumérer quelques faits pour objectiver la politique de la mort :
            1) Le massacre de « La Saline », selon des rapports des organisations de droits humains et des Nations-Unies, est un massacre d’État ;
            2) Le massacre de Carrefour-Feuille dont les suspects ont été indexés comme proche d’officiels ;
            3) Le massacre de Bel Air, un lieu de mobilisation anti-gouvernementale, a été fait sous l’instigation d’individus réputés proches du régime actuel ;
            4) Les scènes silencieuses de massacres en continu à Cité Soleil sont régulièrement dénoncées et relatées par des habitants et certains médias ; avec parfois des interventions en direct de ceux qui sèment la mort ;
            5) L’existence devenue normale de zones surnommées VAR par la population (route de Martissant, Bicentenaire, Grand-rue, etc.).

La liste des massacres et des personnes assassinées et/ou exécutées par la police sous les administrations de Jovenel Moïse est longue. Quand la police est impuissante, les mercenaires et l’embryon de l’armée actuelle font le boulot en exécutant les gens issues principalement des quartiers défavorisés. La version 2 du régime actuel est une exception dans l’histoire du pays. Hormis le fascisme du sous-développement des Duvalier et le régime militaire de 1991, à la suite du coup d’État sanglant contre Jean Bertrand Aristide, aucun régime - régulièrement élu ou non - n’a autant fait couler le sang du peuple  haïtien que celui de Jovenel Moïse. Le package gouvernemental, quand il ne s’appuie pas systématiquement sur la recette du mensonge, se déploie dans la brutalité policière, la mobilisation de gangs armés du pouvoir et, au final, dans le massacre et le sang des innocents. L’impossibilité pour ce régime vicieux de « gouverner dans la normalité » est irréversible.

Nous l’aurons compris : la politique de la mort du régime despotique actuel fait place nette. Un citoyen, actuellement en prison, a raconté à qui veut l’entendre qu’il avait alerté les autorités 24 heures avant l’imminence du massacre de La Saline. Les autorités, on connait la suite, n’ont adopté aucune disposition pour prévenir et empêcher le massacre.  Les mêmes configurations sont rapportées à propos de celui de Bel-Air, sans compter les nombreux jeunes qui ont perdu la vie durant le Peyi-lòk au cours des mobilisations anti-gouvernementales.

La souveraineté de l’État, sous Jovenel Moïse, en est donc réduite, comme l’explique Mbembe, au droit de tuer.

            II -  LAISSER MOURIR en temps de Coronavirus

Plusieurs observateurs ont relaté le fait que le pouvoir ait délégué la violence et la gestion de certaines zones, souvent peuplées d’Haïtiens exclus et délaissés par le système, aux gangs armés qui travaillent pour son compte. De nombreux faits et révélations ont, par ailleurs, permis de vérifier la véracité de cette connivence de l’État avec les agents de la mort sévissant dans les quartiers populaires. La récente scène d’amour entre Jimmy Chérisier alias Babekwou avec la police nationale est plus qu’éloquente. L’objectif est d’empêcher à ces laissés-pour-compte de venir remplir les manifestations anti-gouvernementales. Un pouvoir sans limite est exercé sur la vie des personnes par les détenteurs délégués du pouvoir de tuer ou de laisser mourir.

Si la situation décrite constitue le panorama de notre quotidien et le seul horizon d’un pouvoir fondé sur l’incompétence, la corruption et la violence aveugle, l’épidémie du Covid19 devient le révélateur le plus caractéristique de la politique mortifère du régime et la volonté de LAISSER MOURIR. Le pouvoir, pour se renforcer, semble avoir trouvé dans cette pandémie l’occasion tant rêvée pour mener à bout sa politique : se débarrasser des « Indésirables et des vies insignifiantes » qui font office d’obstacle sur la voie despotique qu’il a pris. Sinon, nous ne comprenons pourquoi le duo irresponsable Moïse-Jouthe a attendu les consignes de l’ambassade américaine pour fermer nos frontières avec les États-Unis alors que ce pays comptait déjà le plus de cas en Amérique et était en train de devenir le nouvel épicentre de la pandémie sur le continent et dans le monde. Le gouvernement des États-Unis y voyait-il une occasion décisive pour affaiblir et contrôler davantage notre pays ? En tout cas, vérifiée ou pas, le duo infernal Moïse-Jouthe ont platement œuvré pour la matérialisation de cette hypothèse. Révoltant !

Il est vrai que la nécropolitique haïtienne, la politique de la mort historiquement institutionnalisée, ne commence pas avec le régime corrompu de Jovenel Moïse. La systématique des massacres de toutes sortes, l’abandon des populations pauvres à la merci des gangs contrôlés par les pouvoirs successifs et les structures historiques de la domination ainsi que l’entretien des groupes d’extermination (mercenaires et autres groupes armés) forment la constellation de l’appareil de la politique de la mort. Cependant, l’aspect le plus silencieux, ô combien terriblement efficace, est la conditionnalité structurelle qui encadre la nécropolitique haïtienne. Nous pouvons citer le délabrement des hôpitaux publics longtemps abandonnés par les gouvernements, l’insécurité alimentaire et la faim, l’absence d’eau potable dans toutes les zones  défavorisées, le système éducatif d’exclusion ainsi toutes autres formes de conditions d’existence précaires (emploi informel, immondices dans les rue, etc.). Ces derniers éléments tuent quotidiennement, discrètement. Ces morts ne sont pas relatés à la radio et ne déclenchent pas les capteurs des caméras.

Toutefois, nous devons admettre que le pouvoir intrinsèquement corrompu et criminel de Jovenel Moïse représente un moment critique exceptionnel dans le déploiement de la nécropolitique du système. L’introduction de l’épidémie du Coronavirus dans le pays offre une modalité nouvelle au duo infernal irresponsable Moïse-Jouthe pour consolider et consommer à grande échelle cette politique de la mort. La gestion méprisante de la vie et de la santé du Peuple, la volonté du gouvernement de toujours s’enfoncer dans le mensonge et l’absence visible de plan gouvernemental en sont la preuve et viennent renforcer le dispositif du LAISSER MOURIR. Comble de tout : la maison brûle, mais le gouvernement nous dit c’est le feu d’artifice ! Où sont les structures d’accueil des malades ? Vers quels lieux diriger les cas suspects en cas d’urgence ? Rien qu’hier (06 avril), la mairesse de la vallée de Jacmel venait  de dévoiler l’ampleur de la catastrophe qui s’annonce. Le gouvernement entretient mystère et mensonge tandis que la réalité du Coronavirus s’installe. Un conseiller du pouvoir, Stanley Lucas, nous invite même, avec un cynisme sidérant, à nous préparer pour accueillir 1500 décès par jour dans les bidonvilles, lieu privilégié de la nécropolitique gouvernementale. Ses propos ont été studieusement repris par le ministre actuel des travaux publics.

La société haïtienne ne doit-elle pas réagir IMMÉDIATEMENT pour neutraliser la politique de la mort du régime actuel ? À cette question, je n’ai malheureusement qu’une autre question en guise de réponse : Pourquoi, nous les Haïtiens, sommes-nous  si indolents ?


Nelson BELLAMY
Professeur, anthropologue, diplômé en Sciences politiques
Université d‘Etat d’Haïti (Campus Henry Christophe - Faculté d’Ethnologie)
Carrefour-Feuille, Mardi 07 avril 2020
03h47 PM.


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