Le Mouvement de la Troisième Voie (MTV), problèmes conceptuels et modes d’emploi | Par Lukinson Jean et William Jean
Dans un précédent
article paru le 26 novembre dernier (« Le Mouvement de la Troisième
Voie est-il une voie nouvelle ? »), nous nous interrogions sur
deux points cruciaux, à notre sens : d’abord, le caractère paradoxal de
l’engagement déclaré de Monsieur Réginald Boulos sur la scène politique
haïtienne ; ensuite, les perspectives nouvelles que ce parti prétend offrir au peuple haïtien. Notre objectif était de dessiller les yeux de nos
lecteurs, ou du moins d’y contribuer et d’éviter ainsi que, à chaque fois, on
nous fasse le même coup et qu’on nous roule dans la farine politicienne. Notre
conclusion- bien entendu provisoire !- alors était sans appel : faute
d’un cadre conceptuel rigoureux, qui lui permet d’avoir un positionnement clair
dans un champ politique déjà assez flottant, le MTV nous semble relever du coup
de poker électoral et politique.
Aussi, le présent
papier, tout en s’inscrivant dans la continuité du précédent article, nourrit
une double ambition. Au-delà de nos analyses sur les conditions de possibilité
d’une troisième voie en Haïti, il s’agit de produire, plus largement, une
réflexion sociologique sur la structure du champ politique haïtien ainsi que sur
les logiques partisanes dans un espace social marqué par l’atomisation.
Notre propos ici
s’articule autour de deux moments. Dans un premier temps, nous ferons
l’historique de la notion de « troisième voie » en la situant dans
son contexte géopolitique et économique (I). La réflexion s’enchaînera autour des dangers auxquels s’expose la troisième voie en contexte haïtien. A quelles
conditions une troisième voie est-elle possible compte tenu de la faiblesse de la
structure du champ politique (II) ? Ce deuxième moment nous amènera enfin
à ouvrir, en guise de conclusion, des pistes de réflexion sur les conditions de
possibilité et les modalités d’adaptation nationales possibles de la notion. En
cela, notre propos sera davantage programmatique et ne visera pas à
l’exhaustivité. Nous espérons ainsi avoir l’occasion de poursuivre ces analyses
dans le cadre de recherches ultérieures et que d’autres chercheurs en sciences
sociales du politique n’hésiteront pas à en faire autant.
I)
Bref historique d’une notion aux
contours mal définis
« Objet politique
mal identifié » pour reprendre l’expression du politiste Laurent Bouvet,
la notion de « troisième voie » a fait florès en Europe et aux USA
durant les années 1990 et 2000 auprès des hommes politiques de gauche ou de
centre gauche. Il s’agit, pour les personnalités politiques, de faire preuve de
pragmatisme économique et de Realpolik et d’adapter, du mieux que
possible, l’idéologie socialiste à l’économie de marché, réalisant ainsi, à la
manière du dieu Hermès, une sorte d’union des contraires politico-économiques. Des
personnalités telles Bill Clinton, Tony Blair, Gerhard Schröder et, plus près
de nous, Emmanuel Macron, ont jusqu’ici représenté, en tout cas en Occident, les
principaux promoteurs de la troisième voie dans le domaine politique.
Dans le contexte
britannique, la troisième voie, telle qu’elle a été présentée par Tony Blair,
vise à refonder, comme le rappelle Zaki Laïdi, une stratégie sociale-démocrate à
la suite de l’effondrement du mur de Berlin et face à l’accélération du processus
de globalisation. D’où la question de savoir si les cadres nationaux de
régulation sont encore adéquats et pertinents pour penser et organiser la
régulation politique, par-delà l’économie de marché.
Cette notion, dont
l’économiste tchèque Ota Sik est le premier à lui avoir consacré une approche
scientifique au début des années 70, trouvera, à la fin des années 90, son
cadre conceptuel dans quelques travaux du sociologue de la modernité Anthony
Giddens, tels The Third way. The Renewal of Social Democraty (1998), The Third Way and Its Critics and The
Global Third Way Debate (2000). Il n’en reste pas moins
que, en dépit d’une conceptualisation plutôt rigoureuse, la troisième voie a
été brocardée par des politologues tels Keith Dixon qui y a vu une stratégie de
ralliement des néo-travaillistes à la politique économique et sociale de leurs
prédécesseurs, notamment de Margaret Thatcher.
En dehors des cadres
analytiques qui ont été fixés par Ota Sik et Anthony Giddens, il n’est pas
inutile de rappeler qu’il s’agit d’une notion passe-partout, destinée avant
tout, ainsi que le rappelle Laïdi, « à séduire le chaland politique »
et qui a été utilisée à droite comme à gauche.
En mobilisant cette
notion dans le champ politique haïtien, s’agirait-il pour le leader du MTV de
lancer le débat sur la fondation d’une social-démocratie à l’haïtienne ? Envisagerait-il
de mener un combat contre le néolibéralisme destructeur dont Haïti fait les
frais depuis déjà au moins trois décennies ? Mieux, proposerait-il de
réfléchir aux formes d’adaptation nationale de la troisième voie ?
II)
Une troisième voie dans le champ
politique haïtien ?
II.1) La structure du
champ politique
II.1.1. Espace social,
champ et habitus
Du point de vue
bourdieusien, la société constitue un espace de conflictualités, où les acteurs
sont constamment en lutte pour l’accumulation de différents espèces capital
(capital économique, capital culturel, capital politique, capital symbolique,
etc.) inégalement distribués. La sociologie étant une topologie, le
monde social est analysé comme un espace de positions sociales en deux
dimensions, lesquelles sont au principe de l’homologie structurale entre la
position sociale et les prises de position et les pratiques. Ce sont ces
capitaux qui déterminent la position de l’agent dans l’espace social.
Quant à celui-ci, il
est composé d’une multitude de sous-espaces dont certains peuvent être
considérés comme des champs, c’est-à-dire des champs de force, autrement
dit des microcosmes sociaux relativement autonomes (à l’intérieur du macrocosme
social) et au sein desquels les agents, dotés d’habitus (système de
dispositions durables et de perceptions acquis au cours de la socialisation et
à travers le prisme duquel nous percevons les choses du monde social), sont
constamment en concurrence et en lutte pour avoir le monopole du champ avec
tout ce que celui-ci comporte d’enjeux.
Comme tous les autres
champs, le champ politique ne saurait être réduit aux structures globales de la
société dont il fait partie, non plus qu’il ne constitue « un empire dans
un empire » (Bourdieu, 1981). S’il constitue, en effet, une région du
monde social, régie par des règles propres ainsi que par la poursuite d’un
intérêt spécifique (celui d’imposer la vision légitime du monde social), il
n’en est pas moins exposé aux contraintes externes « par
l’intermédiaire surtout de la relation que les mandants, du fait de leur
distance différentielle aux instruments de production politique, entretiennent
avec les mandataires et de la relation que ces derniers, du fait de leurs
dispositions, entretiennent avec leurs organisations » (Id.). Plus
précisément, le champ politique, pour Bourdieu, n’est intelligible que dans
« la logique de l’offre et de la demande » dans la mesure où il se
caractérise fondamentalement par l’opposition entre, d’un côté, les
« producteurs » politiques (i.e les agents en concurrence
entre eux pour la domination du champ) et les « consommateurs » qui
doivent choisir, le plus souvent sans avoir compris les mécanismes de
production de l’offre (Ibid.).
II.1.2. La politique en
son champ
Sans nous engager dans
le débat théorique qui consisterait à se demander si l’espace politique
national constitue un champ selon le modèle de Bourdieu et son école
(débat qui n’aurait pas vraiment sa place ici, quoique, par ailleurs, nous
n’ayons pas l’ombre d’un doute sur sa pertinence et sa capacité à faire avancer,
du moins sur le plan de la théorie, la science politique haïtienne), nous
affirmons que la structure du champ politique se caractérise par l’opposition
entre deux pôles, celui des incumbents (« bénéficiaires ») et
celui des challengers (contestataires). En cela, notre analyse s’inspire
moins de la théorie bourdieusienne de champs que du concept de « champs d’action
stratégiques » élaboré par les sociologues américains Neil Fligstein et
Doug McAdam (concept qui, rappelons-le n’en est pas moins d’ailleurs une
réélaboration théorique d’inspiration bourdieusienne). En effet, du fait de la
faible différentiation sociale des sphères d’activités qui caractérise la
division sociale du travail et de son déficit d’institutionnalisation (Hurbon, 2014),
le champ politique, comme tous les autres champs d’ailleurs, se trouve être
moins stabilisé et se caractérise avant tout par la porosité et la mouvance de
ses frontières, en fonction de la définition de la situation et de ses enjeux. Au
pôle des incumbents, à fort capital économique, caractérisé par leur
tendance au conservatisme (politiciens professionnels influents proches des
hommes d’affaires) s’opposent les challengers caractérisés avant tout
par leur capital militant (Matonti & Poupeau, 2004) et leur tendance
subversive en vue de modifier les règles du jeu politique local ou
national. L’opposition entre ces deux pôles ne signifie nullement que les
partis relevant du second constitueraient des « agents de rupture »,
(Id., p. 29). En effet, s’ils ont souvent tendance à se montrer contestataires,
l’expérience montre que ce n’est pas tant par souci d’innover ou de renforcer
le champ que par désir d’intégrer le champ du pouvoir et de l’administration (notamment
parlementaire) où sévit la politique du ventre (Bayart, 1989 ;
Fatton, 2002 ; Saint-Paul, 2011). Sous ce rapport, toute modification des
règles du jeu ne vise qu’à modifier en même temps le rapport de force en leur faveur,
mais en suivant la même logique que le pôle opposé, à savoir celle de
l’entrisme.
II.2. Une
« troisième voie entriste » ?
Jusqu’à preuve du
contraire, la caractéristique principale du champ politique, en tant que
« champ d’action stratégique » polarisé, est son déficit majeur de
structuration et d’ancrage dans la société, du fait de l’absence de vision et
de projet d’un monde commun, au sens de Hannah Arendt. On est en droit de
s’interroger sur la substance d’une troisième voie dans une arène politique
marquée par la confusion généralisée et où la gauche et la droite ne
représentent que des formules incantatoires et n’ont d’existence que nominale. De
quelle alternative s’agirait-il de sortir dans un pays où le démantèlement et
l’atomisation de l’Etat comme le statu quo bureaucratique s’entremêlent
et sont le fait autant de personnalités prétendument de gauche que de celles de
droite ? Quels avantages le MTV peut-il offrir ? Réginald Boulos
n’a-t-il pas été (et peut-être l’est-il encore !) pendant longtemps l’un
des principaux fossoyeurs de la République, s’opposant ainsi farouchement à
toute alternative politique ?
Tout porte à croire que
ce parti politique, dont le mode de structuration est centré autour de la
personne de Réginald Boulos, est condamné à reproduire le champ politique tel
qu’il existe depuis des lustres. Avec le MTV, en tous cas, tel qu’il a été
présenté dans les médias (on pense aux tournées médiatiques de l’écrivain Gary Victor), la part de politique du ventre au sein de l’administration
haïtienne ne fera que croître et accroître l’entropie du système politique.
II.2.1. Les risques du
mimétisme politique
S’il est vrai que la
notion de « troisième voie » en politique a toujours suscité des
débats du fait de son ambiguïté constitutive et a été utilisée par des hommes
politiques autant de droite que de gauche, force est de constater, dans le
contexte haïtien, que l’usage qu’entend en faire Réginald Boulos et consort ne
fait qu’ajouter à la confusion ambiante. Il convient de réfléchir, compte tenu
de la structure des opportunités politiques, davantage sur le mimétisme ambiant
caractérisant le champ politique en général et le MTV en particulier.
Il n’est pas inutile de
rappeler, à la suite de Harald Wydra dans les Structures mimétiques du
politique (2013), qu’aucun système de pensée ne saurait prétendre changer
l’ordre social s’il ne se met à penser sa propre institution. Car s’incliner
aux réalités contingentes d’un ordre extérieur ne fait que renforcer sa propre
incompréhension et ne renvoie qu’au simple effet mimétique. Sous ce rapport,
certains travaux s’avèrent fort éclairant à propos du « singisme »
institutionnel et politique des pays du Sud vis-à-vis des pays du Nord,
attitude qui se caractérise notamment par la volonté des premiers à calquer
leur comportement sur ces derniers ou à prétendre poursuivre des objectifs
similaires à ceux des pays occidentaux, dont les principes fonctionnels se sont
pourtant construits sur le long terme.
Ainsi, dès qu’il s’agit
d’importer des notions ou des concepts politiques, il est toujours bon de
garder à l’esprit que le mimétisme comporte toujours une part de risque et donc
réfléchir aux conditions de possibilité de la greffe, au risque de rejet
(Mény, 1993) ainsi qu’aux différentes possibilité d’adaptation. Autrement, l’on
s’expose, faute de pouvoir innover conceptuellement et politiquement, à verser
continuellement dans la dynamique caricaturale caractéristique de tout l’espace
politique. Jusqu’il, il semble que le MTV ne soit pas encore à prêt à sortir du
prêt-à-penser politique ambiant et contribuer à la construction de structures
démocratiques efficaces et donc à recoller les morceaux de cet Etat en miettes.
Appeler un parti politique « Mouvement de la Troisième voie » dans un
espace politique idéologiquement exsangue et aux contours aussi brouillés,
autrement dit, à la manière d’un simple slogan, revient à l’inscrire dans la
logique de la political fashion branding décrite par Alex Marland à
propos du contexte politique canadien. A travers cette notion, il s’agit pour
l’auteur, de décrite la tendance à récupérer ou à importer idiotement des noms
de partis ou de mouvement politiques ayant existé dans d’autres réalités
sociopolitiques. Sous ce rapport, le MTV ne fait que marcher sur les traces de
la plupart des partis politiques haïtiens, traversés qu’ils sont, en tout cas
pour la plupart, par cette tendance à la nomination exotique.
Pour ne pas
conclure :
Il ne saurait y avoir
de troisième voie véritable que moyennant d’exclure toute idée de faire
cavalier seul dans le champ politique, sur fond d’une quelconque légitimité
populaire. On sait, depuis les analyses d’Alix René à propos du phénomène
Aristide, que la séduction populiste hante jour et nuit celles et ceux qui
aspirent au pouvoir. Il serait toutefois erroné, de la part des dirigeants du
MTV, d’espérer accéder au pouvoir, uniquement sur la base de leur prétendue légitimité
populaire (il paraît, soit dit en passant, que le fondateur du parti souhaite
atteindre la barre des 1 million d’adhérents. Encore faudrait-il s’interroger
sur ce que veut dire adhérer en politique en Haïti !), sans se
structurer au préalable, ni exhorter les autres partis politiques à se
structurer eux aussi.
A la question (qui
reste ouverte d’ailleurs) de savoir quelles modalités nationales de la
troisième voie sont envisageables, nous sommes tentés de répondre que, du fait
du caractère inchoatif du champ politique (sa faible structuration et
son faible droit d’entrée jusqu’ici), toute adaptation appelle nécessairement
et préalablement un renforcement des autres éléments constitutif du champ (car
il y a interdépendance pour parler comme N. Elias). L’activité politique ne devant
pas être un jeu à somme nulle, la troisième voie ne pourra advenir que si les
partis politiques -dont le MTV- réussissent à s’institutionnaliser,
c’est-à-dire à devenir des partis dignes de ce nom, contribuant ainsi à faire
advenir un nouvel ordre politique (au sens de Max Weber), cette fois
républicain et œuvrant pour le bien commun.
Lukinson JEAN, PhD.
Sociologue et
anthropologue
William JEAN, MA.
Sociologue et politiste,
Université d’Etat
d’Haïti
Biblio-sitographie
Bayart JF., 1989,
L’Etat en Afrique : La politique du ventre,
Bourdieu P., 2002.
« Quelques propriétés des champs », in Questions de sociologie,
Paris, éd. de Minuit, p.
Bourdieu P. 1981.
« La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique »,
Actes de la recherche en sciences sociales, n°36-37, pp. 3-24.
Bouvet L. Troisième
voie politique, Encyclopédia Universalis, https://www.universalis.fr/encyclopedie/troisieme-voie-politique/
Fatton R., 2002, Haiti’s Predatory Republic.The
Unending Transition to Democracy, LYNNE RIENNER PUBLISHERS.
Matonti F., Poupeau F.,
2004, “Le capital militant. Essai de définition », Actes de la
recherche en sciences sociales, vol. 5, n° 155, pp. 4-11.
Neil Fligstein et Doug McAdam, 2012, A Theory
of Fields, Oxford-New York, Oxford University Press.
Hurbon L. (dir.), 2014,
Les partis politiques dans la construction de la démocratie en Haïti,
International IDEA.
Ropars JM, 2016., « Le
dieu Hermès et l’union des contraires », GAIA. Revue interdisciplinaire
sur la Grèce ancienne, n°19, pp. 57-117.
Saint-Paul J., 2011,
Sociologie politico-électorale d’Haïti à la lumière de la politique du ventre,
https://www.academia.edu/14805124/Sociologie_politico%C3%A9lectorale_dHa%C3%AFti_%C3%A0_la_lumi%C3%A8re_de_la_politique_du_ventre
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