Blaze One, Gran dosye. Wanito, Blokis. Projet d'une sémiotique de la spatialité dans Port-au-Prince. Politique de l'enfermement et asphyxie sociale en Haïti | Par Edelyn Dorismond
Cet
article a été publié en 2012. Après quelques ajouts, nous avons jugé bon de le
publier à nouveau vu
sa grande actualité en ce temps d'insécurité inquiétante
Blaze One et Wanito sont deux chanteurs de registre musical différent, mais d'une même
conviction artistique et sociologique indéniable (du moins dans les deux
musiques sélectionnées ), qui trouvent très peu d'estime dans le milieu
de l’intelligentsia haïtienne. Celle-ci, qui s'enferme dans le spéculaire d'une
admiration caduque pour la culture française, se persuade d’ailleurs depuis la « décolonisation
» du 19e siècle que les genres nouveaux de la musique, Ragga, Rap,
Dance-hall, Rnb, etc, représentent des genres musicaux mineurs auxquels ils ne
sauraient rabaisser la hauteur de leur intelligence. En effet, il faut aussi constater qu'une telle posture
intellectuelle exprime la cécité d'une intelligence qui est incapable
d'apprécier ce qui ne trouve pas de réputation dans les théories
traditionnelles de la musique. Ce fut de cette cécité dont a été victime la
littérature haïtienne, ce fut aussi ce qui a été au fondement du refus du Vodou comme religion, du
créole comme langue.
Aujourd'hui,
l'académisme à l'haïtienne conduit ces jeunes, d'une lucidité éblouissante, à
errer dans les marges d'une corporation où la teneur critique de leur musique
est tue au profit des ratiocinations incessamment remâchées sur la division de
la société en classe, sur l'existence des pauvres dont on s'intéresse très peu
sur leur stratégie pour exister dans les mailles d'un système d'exploitation, et des
formes de domination. Serait-ce parce que ces jeunes seraient plus perspicaces
que ces intellectuels patentés, mais myopes sur la complexité de la société
haïtienne, sur les nouvelles configurations de l'espace saturé à un niveau tel
que même le vecteur fondamental de la « circulation » est pris dans les
entrelacs du « blocus » ou de l’enfermement, du blocage qui est moins qu'une affaire de
circulation des automobiles, mais où la « circulation des automobiles » tient
lieu d'un facteur paradigmatique de la situation bloquée d'Haïti, que du bloquage intellectuel qui se
traduit par l'incapacité à ouvrir et mettre à nu le système de corruption, de bestialisation, etc. ? Serait-ce parce qu'il y aurait une
admiration inavouée ou le sentiment que le génie d'un Blaze One
associant, dans une rythmique et un ordre poétique original, des noms de « bandits »
et de « policiers » assassinés (assassinat plus significatif aujourd'hui
où cela nous arrive de partout et en tout lieu ce qu'en 2012) dans leur
fonction, selon l'ambivalence des positions interchangeables de policiers et/ou
de chefs de « baz » (de "gangs "), et qu'aucune sociologie académique
aussi armée de ses outils théoriques ne fusse capable d'exprimer ? En tout cas
-face à la lucidité de ces chanteurs -notons qu'il n'est pas seulement question
de ces deux chanteurs, nous les avons choisis pour l'éloquence de leur musique
et de leur texte-, il faut reconnaître avec humilité qu'une sociologie critique
s'élabore (évidemment de manière spontanée) et donne à voir sans concession la
« situation » de la société haïtienne, gangrenée par une dynamique
gangstériste, fragmentée par des bandes rivales prenant en otage la paix
publique et montrant l'impuissance ou l'incompétence des fonctionnaires de
l'Etat à répondre à l'une des exigences régaliennes de l'Etat : assurer la
sécurité des citoyens. Ce qui représente l'une des conditions fondamentales de
la vie en commun : mettre la mort à distance de chacun pour réaliser le
bien-être dans la quiétude de la solidarité sociale. Tel est bien sûr le défi
qui s'impose aux responsables de l'État. Pour nous faire une idée de ce
défi, la perspicacité de Blaze One et de Wanito
dresse une sémiotique de la spatialité de la ville de Port -au -Prince (cela vaut aujourd'hui de toutes les grandes
villes haïtiennes ) qui se structure autour de l'encasernement et la difficulté
à circuler.
Le
paradoxe est qu'une société encasernée serait une société avec ses rues vidées
puisque les gens sont tenus de rester reclus. Pourtant, la circulation est
difficile et par endroit impossible. Le fait est que l'encasernement et la
difficile circulation semble prendre le même nom dans une biopolitique de
l'asphyxie ou de la survie qui consiste à laisser mourir les citoyens à petit
feu. Gestion macabre de la vie aux bornes de la mort.
En
effet, une sociologie critique, qui n'est certes pas celle des professionnels
de la discipline, mais qui donne assez de piste à cette sociologie
universitaire de s'élaborer, s'impose dans la manière d'exposer le blocage
de la société haïtienne où rien ne circule. Tout est pris dans des impasses
sans issue ou à issue incertaine conduisant les citoyens à la mécompréhension,
à l'intolérance, bref à la colère dont ils sont en même temps la proie, au Chen
manje chen que témoigne l'avidité avec laquelle grands ou petits
commerçants spéculent sur les prix au détriment de chacun et surtout de ceux
qui n'ont pas de quoi vendre. Autrement dit, le fait que ça ne circule
pas, l'on comprend qu'aucune communication n'est possible non plus. Il s'agit
d'une société où l' « échange » est bloqué : le commerce, la communication,
l'amour aussi, sont confisqués par quelques uns qui tiennent lieu de
dispensateurs de « sens » à la société en kidnappant ce sens dans les
pratiques que l'on sait. C'est à ce constat que nous renvoie le texte de
Wanito. Encore plus, ce texte, qui ne fait que présenter et décrire (peut-être) naïvement diraient
certaines bonnes âmes « cultivées », pose le problème du sens du blocage, de
son lieu de production.
D'abord
devrons-nous nous demander s'il peut avoir du sens dans le blocage qui est par
définition l'arrêt du sens. Pourtant, si l'on pense le blocage comme « symptôme
», c'est-à-dire, d'une part, l'arrêt de ce qui devrait circuler, d'autre part,
le fait que cela ne circule pas par hasard, l'on doit supposer que le blocage
fait sens vers ce « lieu » où le flux a été stoppé, vers ce lieu où la
circulation ou l'échange a été stoppé pour rendre la société entremêlée de
manière telle qu'elle devient labyrinthique et sans espace de circulation ;
sinon à ceux-là qui détiennent le fil d'Ariane, c'est-à-dire les voitures
officielles qu'il faut considérer comme les « agents » in-visibles ( les vitres
sont toujours teintées) d’une circulation priorisée en contexte de blocage généralisée
de la société. Blaze One et Wanito se rencontrent à ce niveau : l'espace est
saturé parce que certains le prennent en otage et improvisent des tueries, des
assassinats, des kidnappings au détriment d'une société qui devient
chair puante pour les charognards séculiers ayant toujours éprouvé une passion
nauséeuse pour la misère du « peuple » haïtien. Donc la société haïtienne est
bloquée par la confiscation de l'espace ou de l'échange comme condition de la
circulation et de la communication ou de la communion.
Avec
perspicacité Blaze One nous montre comment la société est déchirée,
déchiquetée, comment la communion ou la solidarité est rayée d'une part entre
la société et l'Etat, d'autre part, entre les membres de la société entre eux
puisqu'ils deviennent pour chacun la proie de l'extorsion, de la rançon. Tout cela,
selon la maestria de ceux qui se nomment responsables politiques, économiques
dont le nom véritable est bandit, dont certains se désignent présidents
des bandits ; en plus du fait qu'on retrouve parmi eux des bandits
légaux (en créole ils se nomment "bandi legal". Cela a été
chanté par l'ancien président Michel Martelly). Avant tout, il faut
comprendre que toute cette dynamique s'institue sur une spatialité mouvante,
"sauvage" où les règles institutionnelles du vivre-ensemble ont été
ruinées par la volonté macabre de s'approprier toutes les richesses du pays par
tous les moyens. Ici, il faut prendre l'expression par tous les moyens
au pied de la lettre. Blokis et Gran dosye représentent
deux voix concordantes pour traduire l'impasse de la société haïtienne : une
société enfermée de l'intérieur où le temps est très long, en même temps que la
vie est plus vulnérable qu'ailleurs, donc plus courte (un internaute de Facebook a affirmé avec
stupeur qu'actuellement l'espérance de vie en Haïti, surtout dans les grandes
villes, est d'une journée renouvelable. Ce constat n'est pas le produit d'une
imagination débordante, mais l'expression d'une expérience vivante de la mort
imminente). Ces deux chanteurs offrent la possibilité de produire tout au moins
uns esquisse sociologique de l'état de l'insécurité dans la société haïtienne.
Ces deux artistes géniaux qui méritent l'intérêt d'une considération théorique
que nous mettrons (nous renouvelons le vœu de penser la spatialité des
pratiques insécuritaires dans la société haïtienne, des pratiques qui visent la
vie par l'imposition de la mort brutale ou lente. Notre ami et collègue Géraldo
Saint Armand à déjà investi ce chantier. Il prépare une contribution qui sera
publiée dans peu de temps) en chantier un de ces jours.
Systématisons
de manière provisoire que l'insécurité haïtienne, ou cette manière
d'administrer la vie sa fragilisation ou par la mort, est une affaire d'État.
Puisqu'il revient à l'État d'assurer la sécurité des citoyens, l'absence de sécurité
fait partie d'une politique de l'insécurité qui peut se révéler une forme de
gestion des vies par l'expérience de la mort chronique, de la haute
fragilisation de la vie. Il faudra comprendre à qui profite l'insécurité pour mieux
dégager son sens. Prendre en compte sa
durabilité, son déplacement ou sa
circulation qui entrave la circulation de tous ces gens qui sont assignés violemment chez eux. Parallèlement,
ces gens ( si infirmes soient-ils) qui se déplacent sans
s'inquiéter. Enfin, il faudra aussi observer les enclaves d'insécurité, c'est
-à-dire les endroits qui sont exposés et leur profil démographique et
économique : qui vit dans les endroits les plus exposés et quels sont
leurs moyens économiques de production ou de consommation? Par contraste, cela
devra faire ressortir les enclaves qui deviennent des havres de paix, donner à
voir perceptiblement le statut de ceux qui y vivent. Certainement, il y aura
lieu d'observer de manière plus générale les conséquences de cette situation
politique et économique de l'insécurité sur l'architecture, les maisons
-prisons, faites de grillage, de bloc sans aération, les murs plus hauts que
les maisons, etc., sur le corps des gens exposés à toutes les formes de
l'insécurité: stress, hypertension, crise cardiovasculaire, physionomie
renfermée, méfiance, etc. Il faudra aussi, peut-être par une extension
abusive, établir un lien entre cette politique de l’insécurité et nos centaines
de milliers de morts avec le 12 janvier 2010, enfermés dans leur majorité. En fin de compte, cette réflexion à venir sur
l'insécurité comme politique d'enfermement pourra laisser entrevoir le mode
d'asphyxie qui travaille la société haïtienne qui est très peu attentive au
mouvement du monde. Plus précisément, il confortera la thèse que la liberté a
toujours été liée à la possibilité
(capacité juridique ) de se déplacer. Le pouvoir est du côté de ceux qui
se déplacent sans avoir à rendre des comptes. Et si la politique de
l'insécurité serait un choix d'auto-suicide collectif ? Ou projet d'État de la mouvance bandi legal ?
Edelyn DORISMOND
Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de
Limonade -UEH
Directeur de Programme au Collège International de
Philosophie - Paris
Directeur de l'IPP
Directeur du comité scientifique de CAEC (Centre d'Appui d'Education
à la Citoyenneté)
Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP.
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