Fissures symboliques. Aucun ordre humain ne peut sortir de la merde | Par Dr. Edelyn Dorismond

       Une pensée impulsive, réactive, bourrée de colère en est venue à soutenir que l'essentiel est de s'opposer parce que l'acte s'opposer se légitime de lui-même. Puisque,  vraisemblablement, ce à quoi on s'oppose est tellement opprobre, mieux vaut se tenir dans l'opprobre plutôt que de que renoncer au chant des Sirènes. Il s'agit là,  selon moi, d'une puérilité, d'un opportunisme de mauvais goût qui ignore pitoyablement que se poser c'est s'opposer, que le véritable sens d'une opposition est dans son parti pris indéfectible en faveur de l'humain. On ne devient pas juste du simple fait de produire une opposition factuelle, mais du fait de soutenir l'humanité contre toutes dérives bestialisantes. En ma qualité de philosophe de formation, mais surtout de conviction, j'ai fait le pari, incompris de plus d'un de ma génération, de l'humanité pour défendre et mesurer le sens de l'opposition et du pouvoir politiques. C'est un grand risque de s'obstiner à justifier l'opposition par le simple fait de s'opposer. L'opposition véritable trouve sa justification en dehors d'elle-même. Ici,il s'agit de l'humanité, seule idée qui peut rendre valable faits et gestes d'une opposition et du pouvoir gouvernemental. En retour, le seul lieu  (comme Hannah Arendt parle du lieu de la pensée) de justification de l'action reste les conditions qui favorisent l'institution d'un ordre d'humanité. En dehors de cet aspect cardinal de l'existence, de l'action politique, il y a grand risque de chasser la lèpre par la porte et de l'attirer par la fenêtre. Malheur à celui par qui la peste envahit la cité ! Mais bien pire celui qui l’entretient en pensant la combattre.



   Certes, on s'empressera de me demander ce qu'est un ordre d'humanité. Simplement, je dirais qu'il s'agisse de l'ordre qui instaure l'homme non comme moyen mais comme fin. Définition kantienne, qui appelle deux moments dans l'explicitation : moyen et fin comme modalités de l'action. Le moyen est une réalité intermédiaire qui appelle un commencement ou une condition, je dirais plus clairement une conscience  (instance de connaissance). En lui-même,  le moyen n'a pas de sens. Tout son sens dépend de la finalité de son usage. Dans ce cas, le moyen est une relation. Comme toute relation, sa logique est dans l'interstice, son sens dans sa finalité. La fin,  ici, n'est pas le terme, le terminus ad quo.  Elle est la direction qui porte vers un horizon, qui indique que l'objet visé est inépuisable, puisque l'horizon recule à chaque pas, et renvoie à l'autre infini de Pascal, ce par quoi l'homme contient l'immensité du monde. La fin est l'homme dans la grandeur et dans la quête incessante de la préservation de sa dignité. L’homme en tant qu'il ne peut pas être contenu par l'immensité du monde du fait de sa grandeur irréductible. L'humanité est donc cette dimension qu'aucune pratique d'instrumentalisation ne saurait engloutir l'homme. Prendre fait et cause de l'humanité c'est prendre en charge cette réalité irréifiable, sorte d'obstacle à tout projet d'asservissement, sournois ou affirmé haut et fort.

   Quand je tiens mon propos sur l'humanité, il s'agit de soutenir que le pouvoir politique (haïtien) ou l'opposition politique n'honorent pas l'humanité dans l'Haïtien, et ne se préoccupent aucunement de sa chute dans l'inhumanité. Dans ce cas, c'est une faute morale de vouloir défendre les oppositions du seul fait de s'opposer au mal, au mauvais. C'est une facilité de se croire paré de toutes les bonnes vertus du fait de s'opposer au mal alors que le mal, par sa force séductrice, charme l'âme la plus révisée de l'injustice,  et la conduit à son gîte propre. C'est ce tragique que Paul a su mettre en relief quand il dit: " je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas".

     De quoi y a-t-il lieu de s'énorgueillir d'avoir badigeonné les lieux publics ou privés de merde? La question n'est pas encore de savoir s'il y a lieu de se justifier, mais de comprendre le sens social et symbolique de la merde, qui obtient indépendamment de ma volonté une dignité conceptuelle qui n'aurait dû être le cas, parce que de la merde on ne peut que se souiller, éroder sa dignité humaine. À bien constater, cette réalité qui nous rappelle davantage à l'animalité n'a pas fait l'objet d'aucune considération littéraire, philosophique, scientifique (du moins dans les études haïtiennes. Autant qu'il y a des pratiques de conspuation par la merde autant inversement il y a absence de travaux sur les usages de la merde dans les pratiques de revendications ou de contestations dans la société haïtienne). 

    La merde reste jusque-là une réalité ou une condition que l'homme cherche à se détacher, peut-être du fait qu'il le rattache à sa condition naturelle d'animal. Mais, que les pratiques symbolisantes de l'homme ne la retiennent pas comme formes symboliques est lié vraisemblablement au fait qu'il ne participe d'aucune institution fondamentale et se trouve rivée à un ordre physiologique qui inspire davantage honte, gêne que fierté. Où a-t-on rencontré une anthropologie de la merde, alors qu'il y a là matière à élaborer un style d'humanisation par la manière dont l'homme se retire en privé, dans son coin, pour se délivrer de la nécessité du biologique tout en relevant la honte de se mettre en scène,  de se laisser voir ou surprendre en sujet déféquant. La merde n'est pas un objet de symbolisation, l'ordre social-symbolique lui a toujours résisté pour rester dans les girons de la l’humanité en quête d’émancipation. C'est pour cette raison qu'il devient dégoûtant, honteux de l'exhiber sur l'espace public de symbolisation. C'est dans cette perspective que je reviens sur deux choses : la critique du faire politique haïtien qui semble devenir une systématique de merdisattion (entendue ici comme le fait de rouler dans la merde. La politique de l'insalubrité en est un exemple saisissant)  et du souci de se servir de l'inacceptable pour annuler l'adversaire : deux manières de supprimer l'humain. 

    En fin de compte, au regard de cette politique de merdisation, ce complexe de justification de mauvais goût par le simple fait de s'opposer tient à une manière de penser en dehors de tout principe. Opposition ou lieu du pouvoir central souffrent d'une carence de principe éthique ou logique: ils s'adonnent tous aux usages publics de la merde. Ils procèdent tous au cas par cas, par souci de poser des cas en principe d'action. Pour un principe d'action: ni Diable, ni Dieu, ni Bête,  l'Homme, seule condition de l'éthique et de la politique.  


Probable anthropologie de la merde : animal malgré l’homme

       En toute vraisemblance, la merde semble peu retenir l'attention des spécialistes des sciences sociales  (anthropologie, sociologie, etc.). Cependant, s'il faudrait tenter une anthropologie de cette pratique, il serait question d'une part de penser la relation aux matières fécales (en incluant inévitablement les manipulations médicales, j'y reviendrai), sa mise à distance, d'autre part, le sens de cette mise à distance qui semble indiquer un souci de l'homme de s'écarter de quelque chose qui rappelle l'animalité. Certainement, on ne saurait ignorer l'apport de la biologie et de la médecine dans cette démarche qui aurait livré les aspect chimiques du fèces. Toutefois, si ces sciences permettent de restituer l'aspect physico-chimique de l'excrément et le dresser en indicateur de l'état de santé du patient, et inventent tout un dispositif de manipulation en vue de son analyse, elles ne s'intéressent pas à comprendre le sens que le fait de déféquer renferme pour l'homme et la machine mise en place pour son entretien. C'est là que l'anthropologie s'avère importante et devient indispensable. 

       Elle devra prendre en compte deux choses: premièrement, les techniques ou technologies de la défécation qui mobiliseraient les différents styles de toilettes et des gadgets pour neutraliser l'odeur,  la vue ou la manipulation à main nue de l’excrément, donc le mode de sa mise à distance, le sens de cette mise à distance, en ce que les lieux des matières fécales sont toujours des lieux en retrait de la publicité, au sein du public ou du privé. Deuxièmement, il faudra prendre en compte, les usages des matières fécales, par exemple, dans la campagne haïtienne où déféquer à ciel ouvert et à l'air libre sur des terrains vagues a le sens de fertiliser les terres même si aujourd'hui, dans les villes, cette pratique révèle davantage l'absence d'infrastructures sanitaires, appuyées par l'État. Même lorsque cette mise en scène de la merde se révèle courant dans les grandes villes haïtiennes, il est clair que la défécation appelle un besoin d'intimité, qui inspire un souci d'être seul et à l'écart des regards. 

Enfin, il faudrait dans la mesure du possible penser le sens de ce besoin de se mettre à distance pour déféquer. Je m'intéresse à ce dernier aspect en supposant qu'il y a un refus de mettre en scène des zones intimes qu'exige la défécation, lesquelles zones intimes s'apparentent à la fois à la jouissance et à la bestialité. Il faut aussi considérer que l'excrément renfermant une charge importante de souillure, s'exposer au regard des autres c'est encourir le risque d'être écarté pour raisons de malpropreté que généralement les sociétés lient au désordre, à la déchéance, à l'éventualité d'ébranler l'ordre par la maladie ou la souillure de l'ordre. Donc, la défécation et, par extension, l'excrément font frôler une zone ambivalente où sexualité, animalité et souillure se mêlent. Qu'est -ce que cela peut vouloir signifier l'usage de la merde comme moyen de lutte politique ? 

Usage public de la merde. Raturage politique de l'humain et déchéance de l'homme. 

     Je pars du principe que la merde est un reste dont on n'a pas besoin par sa nature souillante. Sa composition chimique dont la connaissance revient au biologiste, au chimiste n'est pas nécessairement requise pour éprouver le sentiment de dégoût, le réflexe de l'expulser avec le souci de ne plus y revenir. En dépit de certaines passions que met en relief la littérature ou la cinématographie pour la merde (je pense à Pazzolini Salaud, à Sade, particulièrement ), et que l'on observe par moment chez certaines personnes à contempler une monticule de merde par terre ou dans le bol d'un WC, quelque chose reste d'inchangé dans le rapport à la merde : le sentiment de rejet et de souillure qui accompagnent la défécation. 

     La souillure particulièrement inspire le sentiment d'étrangeté, de déchéance par laquelle l'humanité se serait annulée. On est à un moment limite où l'humanité risque de s'effondrer de son socle symbolique vers l'impensable ou l'absence de pensée. Le concept de souillure qui apparaît dans le rapport de rejet à la merde est un indicateur qui montre le grand enjeu de l'usage de la merde, particulièrement en politique. De manière générale, selon Mary Douglas, la souillure a rapport à la vie, l'être, etc. Elle occupe dans l'économie générale de la société une position qui conduit à un ordre de partage entre le pur et l'impur, entre l'être et le non-être, entre l'humain et le non-humain. Relier la merde à la souillure c'est accorder que la merde est détestable par le fait de sa souillure qui ravale l'homme à un ordre de déchéance qui n'est pas celui de l'animalité ou de la bestialité, puisqu'elle conduit l'homme à un statut où l'enjeu n'est pas l'homme -animal mais l'homme déchu de sa condition humaine ruinée par des pratiques insignifiantes, qui mettent la pensée dans l'impasse. La souillure ruine l'ordre symbolique qui le rend pensable, et érode la possibilité d'instituer du sens. Tel est le sens des réflexes à badigeonner les lieux, la Faculté d'Ethnologie (FE), le Rectorat de l'Université d'État d'Haïti (RUEH), le Parlement, etc. Cet usage répété de la merde dans les locaux de ces institutions publiques et prestigieuses comme dans d'autres lieux publics traduisent un double déplacement et dissimulent une double surdétermination. Double déplacement : celui de la merde d'un lieu privé à un lieu public, d'un lieu domestique à un lieu politique, d'une zone enfouie à une zone exposée au regard. Double surdétermination : la manipulation de la merde de sa zone obscure hachure l'humanité de celui qui se livre à cette tâche autant qu'il supprime l'humanité de celui auquel s’impose l'épreuve de la puanteur. Celui ou celle qui s'impose cette activité s'adonne à l'usure de son être -digne en même temps qu'il se nourrit de ce sentiment macabre et malsain d'en finir avec la dignité de l'autre, l’adversaire.

       Déplacement et surdétermination se renforcent dans la mise en oeuvre d'une épreuve d’anéantissement de toute dignité dont le motif fondamental est l'usure de l'humain, son effacement, mais aussi paradoxalement que cela puisse paraître, l'effacement du politique. La preuve est là : on a dû déserter les salles souillées, puisqu'aucune humanité (dignité) ne peut pousser là où gît la merde ou la souillure de manière générale. 

Ne pas se laisser rattraper. La disponibilité contre l'impensable. 

     La question inaugurale pour amorcer cette pensée de l'impensable, démarche qui est déjà paradoxale du fait que cette pensée prend pour objet ce qui lui échappe, consiste à se demander comment en est-on arrivé là ?  Comment en est-on arrivé à la manipulation de la merde  comme forme de lutte politique ? La réponse spontanée à cette question concerne le "dépérissement "de l'humain qui est aussi le dépérissement de l'ordre symbolique qui institue l'humanité. Ce dépérissement symbolique conduit à l'érosion du politique. Myriam Revault d'Allones a abordé cette question en interprétant les Tragiques grecs. Elle a montré que le propre du dépérissement du politique passe par des rapports non médiés. Par absence de médiation, on peut entendre le fait que par la mise en scène du tragique, l'homme se trouve  en face du plus fort que lui qui prend la forme de la puissance ou du destin sur lequel l'homme n'a aucune prise. 

     Encore une fois, il faut suspecter l'obsession ou la hantise d'une puissance naturelle, celle d'en finir avec l'ordre symbolique social, historique et politique dans nos manières de lutter ou de résister,  de déployer le pouvoir. La souillure reste une excellente clé pour traduire cette tentation récurrente à trouer l'ordre symbolique, le fragiliser par des pratiques dont la finalité avilissante est de réduire l'homme à l’insignifiance.

     Un imaginaire macabre, qui hésite de sa propre capacité à instituer de l'humain nous guette et trébuche de temps en temps vers l'humiliation, l'avilissement. Le diable, la posture interne qui nous rend étrangers à nous-mêmes, qui produit une fissure au coeur de notre être ne serait-il pas le fond ontologique et anthropologique de cette propension à nous raturer comme humains tout en s'acharnant à raturer l'autre, toute possibilité de faire humanité, puisqu'il n'y a pas d'humanité dans l'isolement. Du moins, y aurait-il quelque chose de si insoutenable qu'il devient difficile de nous soutenir afin de soutenir l'autre dans l'humanité, de se soutenir en toute humanité ? J'ai fait référence au diable pour suspecter une fissure ontologique, anthropologique qui aurait rendu impossible la fiction d'unité avec soi-même, l'illusion de paix avec soi-même. Le diable, de diabulon, qui s'oppose au symbole qui unit, divise. Aucune prétention de théologie ou de pastorale chrétiennes, si je reconnais qu'au fond de nous gît une rupture, une division qui nous rend difficile à nous-même. Selon, il s'agit d'un "sujet traumatisé "qui, ayant été affecté par une altérité mauvaise et perturbatrice, n'a pas su se reconquérir en toute fierté, en toute confiance. Ce qui s'est formé comme blessure affective ou affectation douloureuse a généré une auto-affectivité qui est incapacité à supporter les autres parce qu'elle se supporte difficilement .

    En réalité, sans avoir le souci de faire de l'histoire, il n'est pas négligeable de considérer que l'affectation première que représente l'esclavage n'est pas sans rapport à l'institution première de cette affectivité première qui semble devenir une mauvaise passion par quoi notre rapport à nous-mêmes et aux autres semble frapper du sceau de l'indignité, malgré les efforts répétés de revendiquer la part de dignité qui nous appartient. Un tragique prend possession de notre être-au-monde-avec-autrui, de notre faire-politique. Ce tragique prend la forme du difficile avènement de l'être - avec ce que nous voulons profondément mais qui nous dérobe constamment du fait de notre incapacité à faire l'épreuve de l'autre, comme puissance,  comme présence désarmante, surplombante au premier abord, auquel il faut répondre malgré cette présence qui nous décentre en toute disponibilité, qui est ouverture à l'autre comme condition de notre propre dépassement et accomplissement dans l’humain.

     La disponibilité que je considère comme la condition phénoménologique de symbolisation et de communauté, tendue ou non, appelle une hésitation ou un dessaisissement de soi, de la subjectivité suffisante qui se cramponne à elle-même à force de souffrance, de douleur. Nous devons apprendre à nous dégonfler en présence de nos compatriotes comme nous nous dégonflons souvent en présence de l'étranger, du "blanc" précisément, se faire petit en sa présence,  pour instituer cette communauté à venir. En fin de compte, il s'agit en conclusion de nous défaire d'une superbe nourrie uniquement à l'égard du compatriote pour faire advenir l'expérience du dialogue,  de la constitution plurielle ou polyphonique du sens commun, du partagé,  qui sera le lieu de tous et de personne par où on pourra s'entendre en toute humanité.

Toutefois, il est important de mesurer le chemin à parcourir de manière à ne pas se décourager en chemin. On devra cheminer par une auto-analyse qui devra déboucher à la mise en crise d'une fausse superbe portée par une profonde détresse. Ensuite, conscient de cette détresse "créole ", on devra arriver au constat que le mal nous travaille tous.  Communauté de souffrance, communauté souffrante. ...De là devra venir la sympathie mutuelle, qui est au commencement de la disponibilité, c'est -à -dire du fait de sentir redevable du bien-être de l'autre haïtien par la qualité d'accueil qu'on lui réserve. La qualité en ce sens se mesure immanquablement par le sens de l'humain qui accompagne accueil ou ouverture à l'autre. 

Dr. Edelyn DORISMOND
Professeur de philosophie au Campus Henry Christophe de Limonade -UEH
Directeur de Programme au Collège International de Philosophie - Paris
Directeur de l'IPP
Directeur du comité scientifique de CAEC (Centre d'Appui d'Education à la Citoyenneté) 
Responsable de l'axe 2 du laboratoire LADIREP. 


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