Michael Deibert et les voyous : la mise à nu de l'histoire récente et des institutions haïtiennes | Par Nelson Bellamy

Au nom de la lutte contre la corruption duvaliériste, les lavalassiens ont fini corrompus. Au nom de la lutte contre la violence duvaliériste, les méthodes et pratiques de gouvernement ont fait dire à des observateurs avisés que le régime d’Aristide était le duvaliérisme sans Duvalier. Ou la période post-86 globalement. Avec les deux, notre pays a fait l’expérience du « fascisme du sous-développement » accompagné d’un « Himalaya de cadavres » et du populisme de la pauvreté extrême. Les revendications démocratiques si bien formulées dans la phraséologie et triptyque lavalassienne Justice-Transparence-Participation ont été transformées en une avalanche de déception pour les masses populaires et le pays en général. Entretemps, la souveraineté du pays s’est mise progressivement à effriter. Aujourd’hui, elle n’existe pas : les ambassades étrangères dictent la politique nationale.


Parallèlement, la succession sans fin de gouvernements, indices de l’instabilité structurelle du régime politique haïtien, a déjà bien montré - sauf pour ceux atteints de myopie populiste - que l’alternance politique en Haïti était une « alternance sans alternative ». Cette dramatique situation (l’espoir étant disparu d’Haïti) trouve son actualité dans la soumission tête baissée aux contraintes de la globalisation économique, mais notamment dans le fait que les gouvernants haïtiens ne sont là que pour défendre servilement des intérêts étrangers au détriment de ceux de notre propre pays.

La conséquence : à la méfiance du pouvoir de nature « totalitaire » viennent sédimenter les déceptions d’une démon-cratie de la pauvreté ; celle-ci se révèle désastreuse et houleuse, un monstre qui dévore le peuple. Le peuple - le petit peuple - perd confiance en lui-meme et dans son pays. Les dirigeants n’incarnent plus la force morale qui devrait servir de sève en temps de drame et de détresse. La société se décompose ; une crise morale - on ne s’entend sur aucune valeur - s’installe durablement et la démocratie a fini par perdre toute crédibilité.

Ces constats, évidemment, nous renvoient au rendez-vous manqué de l’Histoire du régime Lavalas. Le seul actif dont il dispose, et celui-là est peut-être le corollaire de tous les autres, est la « révolution culturelle négative » de la brutale loi du marché politique et de l’impérialisme du billet vert qu’il a instituée dans un espace resté à l’écart jusqu’à son avènement. La déflagration du mouvement populaire provoquera pendant longtemps encore des saignements niveau-hémorragie. L’arrosage des « bases » a fini par détruire le devoir et la liberté de conscience sur une très grande échelle dans notre pays.  Et plus que jamais, dans cette configuration nouvelle, l’enrôlement des « bases » et des chefs de gang devient la stratégie la plus honorable pour la grande majorité des politiciens haïtiens et constitue un topos à sensation pour nombre de nos « journalistes » Ces derniers s’acharnent pour mettre à l’antenne ces dangereux criminels, voyous pauvres et armés, devenus ennemis de la société.

Ces conclusions sont en partie le fruit de pertinentes observations faites par Michael Deibert, un journaliste américain ayant vécu plus de vingt ans en Haïti. Après avoir laissé récemment le pays, définitivement il nous semble, il laisse pour la postérité un livre publié en anglais aux États-Unis. Ce livre, ayant pour titre Haïti will not perish, est écrit avec un souci méticuleux du détail : un vrai travail d’ethnographie socio-politique. Tout comme Arnaud Robert, le  courageux journaliste suisse qui a ébranlé l’entre-soi des oligarques de couleur avec son texte Les Nantis d’Haïti, toutes les barrières ont été ouvertes pour Michael Deibert. Son accès privilégié à la « haute société » (il faut encore rappeler qu’il est blanc et Américain - dans une société haïtienne éminemment raciste au sommet) nous permet d’aller à la rencontre de personnages froids, calculateurs et sans vergogne. Même si quelques éléments de conclusion de Deibert nous paraissent dépassés, mais tous les patriotes devraient lire ce livre pour saisir l’ampleur du mal haïtien et la nature profonde de la décomposition sociale actuelle.

Michel Martelly, Evinx Daniel et le trafic de drogue

L’historiographie haïtienne retiendra sûrement qu’à une catastrophe naturelle inédite s’est succédée une catastrophe politique sans précédent. Les années de 2010-2011, diront peut-être des Historiens haïtiens - constituaient des « dates charnières » dans l’histoire d’Haïti, non au sens qu’elles aient entrainé une rupture socio-politique significative mais du fait qu’elles ont balayé tous les « équilibres instables qui maintenaient la société haïtienne traditionnelle » (Manigat, 1996) pour les faire dégénérer dans un métabolisme étatico-criminel qui devient horizon de souveraineté et de communauté. Désormais, aucune forme de moralité publique n’a droit de cité et tout détenteur d’une parole de vérité, au sens où l’entend le philosophe Jean-Pierre Vernant, doit se morfondre dans un silence abêtissant - signe de l’abattement moral et du défaitisme de l’esprit.

Au regard de ces considérations et des conclusions précédentes, nous comprenons que la route était toute tracée pour l’irruption du bandi legal et le contexte débarrassé de tout obstacle pour son étalement. Michel Martelly serait donc l’aboutissement logique d’un mouvement plus général : la « criminalisation du comportement des élites » à l’échelle nationale, instituée par François Duvalier, désintégré (mais également fascisant) par les militaires post-Duvalier et populair-isé par Jean Bertrand Aristide. La version actuelle (Martelly-Jovenel) est celle de la criminalisation décomplexée et amplifiée qui se vautre dans un autoritarisme de l’insécurité et de la peur sournoise. Version bandi legal. Ecoutons Michael Delbert :

"Evinx Daniel, propriétaire de l’Hotel Dan’s Creek à Port Salut et supporter bien connu de Martelly qui a servi dans l’Armée américaine durant l’invasion de l’Irak en 90, a été arrêté sous les ordre du Commissaire Jean Marie Salomon. Daniel était emprisonné suite à 23 sacs de drogue qu’il dit avoir trouvé flottants sur la mer. Le beau-frère de Martelly, Kiko Saint-Rémy, avait appelé les agents de la DEA après discussions avec Evinx Daniel pour les informer de la cargaison de drogue, mais le commissaire Salomon aurait cru que la version était une ruse pour couvrir un effort plus large de trafic de drogue. Etant en prison, Daniel aurait appelé le Ministre de la Justice Jean Rénel Sanon et a été relaxé le jour suivant. Salomon a été suspendu de son poste et laissé brièvement le pays. Rapidement après la relaxe d’Evinx Daniel, Martelly a discrètement rendu visite à son ami à son hôtel de Port Salut et trois mois plus tard Evinx Daniel a disparu. Une source haut-placée de la PNH, proche de l’enquête, me disait que la police a trouvé un corps calciné près de la ville d’Anse-Rouge qu’ils croyaient être celui d’Evinx Daniel, quoique la découverte n’a jamais été rendue publique".

Et Michael Deibert de poursuivre : « Martelly était fréquemment (durant sa présidence) chez le Président du Suriname, Dési Bouterse, un ancien dictateur militaire qui a été condamné par contumace en Hollande pour trafic de drogue ». L’appareil d’Etat sous Martelly, y compris bien avant sous le régime Lavalas, s’est donc transformé en bouclier pour les narco-trafiquants et les élimine quand ils deviennent gênants.

La version décomplexée et amplifiée du bandi legal doit être comprise ici de deux manières. Primo, celui-là n’est pas seulement incarné ou représenté par le jeune gens des couches populaires. Sa sphère de représentation et d’action est à la fois objectivement et subjectivement élargie. Secundo, il est désormais officiel de l’État (président, ministre, directeur général ou secrétaire d’Etat) : il porte une cravate, il a l’immunité politique ou diplomatique. Ces deux conditions en font donc un bandi legal. Mais comme il demeure – dans toutes ses caractéristiques – extérieur à l’ordre juridique qui devrait (subjectivement tout au moins) fonder le politique, il finit par préparer l’arène politique pour le déploiement de la violence ou… du silence. Ce dernier, dans le contexte actuel d’Haïti, ne peut pas s’imposer.

Aussi, est-ce en fonction de ces considérations qu’il faut comprendre « l’intervention » du ministre de la justice, Jean Rénel Sanon, pour libérer un contrevenant pris en flagrant avec de la Drogue. Par ailleurs, qu’est-ce que Kiko Saint-Rémy, frère de la femme de Michel Martelly et sans attribut ni qualité, avait à faire jusqu’aux Cayes après l’arrestation d’un trafiquant de drogue présumé pour recueillir des informations auprès de ce dernier tandis qu’il était derrière les barreaux ? Pourquoi Michel Martelly, certes président fabriqué, alors Président en fonction s’est-il rendu discrètement voir un homme (chez lui) pris la main dans le sac avec de la Drogue ? Les visites répétées de Michel Martelly durant son mandant chez un homme condamné (cette fois-ci) pour trafic de drogue étaient-elles de nature à rehausser l’éclat de la présidence haïtienne?

Nous l’avons compris, l’appareil d’État a été mobilisé au plus haut niveau via le chef d’un ministère régalien pour venir au secours d’un dealer de drogue. Mais toute la suite semble indiquer que c’était le début d’un macabre stratagème qui devait aboutir à la liquidation d’Evinx Daniel, un mec devenu un immense caillou dans les chaussures du pouvoir de Martelly.

Michael Deibert rapporte plein de détails sur la part obscure et convulsive de l’histoire récente d’Haïti.  Il est vrai que, globalement, le triomphe du bandi legal n’est pas sans antécédent. Jean Claude Duvalier a fini – en Haïti même – sans être inquiété après avoir volé des millions pour le peuple. Le régime Lavalas n’a toujours pas rendu compte après l’argent du peuple des coopératives.  A l’heure qu’il est, Jovenel Moïse fait la tête dure contre vents et marées, au mépris des droits du peuple et sous des cadavres qui augmentent chaque jour, à protéger la clique des criminels qui ont volé les quatre milliard et plus du programme Petro-Caribe. Toutefois, au-delà de tout, Michael Deibert, avec ses précieuses informations, nous aide et nous invite à nous poser légitimement cette question : le régime de Michel Martelly a-t-il assassiné Evinx Daniel ?

Jovenel Moïse et l’institutionnalisation de la voyoucratie

Il parait que Jovenel Moïse avait pour mission d’achever ce que Michel Martelly avait commencé.  Son « élection », par une image comparative abusive, ressemble au triomphe du Messie des chrétiens qui venait non pour abolir mais ACCOMPLIR. Jovenel est en train de finaliser de façon irréversible la gangstérisation de l’État. Si Martelly a beau vilipender des femmes de mérite, humilier de respectables citoyens,  dilapider les deniers du peuple et couvrir des délinquants comme Roro Nelson, le pantin actuel, quand il ne s’affiche pas avec des trafiquants notoires de drogue ou des bandits, les entretient. Et si on en croit la fraiche rumeur, il serait de connivence avec Garcia Delva et Arnel Joseph, le premier présumé impliqué à titre de complice ou de recel dans un cas de kidnapping ; le second chef de gang, assassin et ennemi de la société. Tout cela sous l’œil bienveillant de la souveraine justice haïtienne, du très spectaculaire Commissaire de Port-au-Prince Paul Eronce Villard et de la déliquescence d’un parlement ouvertement cynique et corrompu.

Plus récemment, à la surprise de tous les honnêtes citoyens du pays, Jovenel Moïse est resté cloitré dans un silence coupable et méprisant dans le dossier des sept (7) mercenaires dépêchés pour assassiner nos compatriotes. Ces derniers ont uniquement commis le péché de demander des comptes sur l’argent public volé par son prédécesseur-mentor et sa clique. Mais bien avant en novembre, dans ce que des rapports des Nations-Unies et du Réseau National des Droits Humains ont qualifié de crime d’Etat, le Palais National n’a même pas émis un communiqué pour le respect des victimes du massacre de Lasalin, de leur famille et du pays, effrayés par un massacre qui rappelait l’ancien régime.

L’affaire des sept (7) mercenaires a en effet mis à nu les plus hautes institutions du pays;  leur complicité avec le crime organisé et le rôle du gouvernement dans sa volonté délibérée de déléguer la violence aux gangs armés pour mieux intimider la population et tous ceux qui réclament justice et transparence dans la gestion de la chose publique. Déjà, quelques faits d’actualité ont préfiguré l’institutionnalisation d’un pouvoir voyoucrate dans la République de Port-au-Prince. Michael Deibert, avec force de détails dans son livre, a montré du doigt l’implication de l’ex-député Rodriguez Séjour (première circonscription de Port-au-Prince) dans l’assassinat du policier Walky Calixte à Martissant. Ce qui avait été confirmé par une ordonnance de la cour d’appel de Port-au-Prince en date du 18 avril 2014, laquelle ordonnance a, en plus de Rodriguez Séjour, qualifié l’ex député Nzounaya Jean Baptiste Bellange (3ème circonscription de Port-au-Prince) d’auteurs intellectuels de cet assassinat. Ces deux malfrats, plus de six (6) ans après les faits et trois (3) ans après la fin de leur mandat comme députés, continuent de circuler sans être inquiétés en dépit du fait que l’ordonnance « ordonne qu’ils soient tous pris de corps et écroués en la prison civile de Port-au-Prince, s’ils ne s’y trouvent déjà » pour être jugés. La liste devrait être longue si on les citait tous !

Si ces éléments précités relèvent plus de détails que d’une réflexion d’ensemble, il n’en demeure pas moins que Michael Deilbert se questionne sur nos luttes historiques intestines, sur l’entretien sans complexe de cet image négative de la politique vécue comme guerre d’égos et arène où s’affrontent des personnalités plutôt que des idées. Il s’interroge par ailleurs pour savoir pourquoi toutes nos réformes institutionnelles sont systématiquemen renvoyées aux calendes grecques. Aussi, et à rebours, plus échouons-nous à moderniser la vie politique et sociale du pays, plus les voyous prennent de place, plus la terre haïtienne devient « un laboratoire vivant pour l’étude de l’affliction » (Paul Farmer : 1996). Plus l’institutionnalisation du pouvoir des voyous devient inquiétante et révoltante possibilité qui soit offerte à NOUS.

Conclusion

La fusion de nos plus hautes institutions avec le crime organisé est inquiétante. L’actualité est en train de nous montrer tou.t.e.s que les frontières entre le licite et l’illicite, entre le légal et l’illégal, entre la transparence et la corruption se sont estompées. Les voyous sont désormais au pouvoir et défont tout ce qui restait comme confiance dans la police, dans la justice et comme espérance pour les citoyens et la jeunesse de ce pays.  Et si dans son livre Haïti will not perish, Michael Deibert finit par croire que la relève sera assurée par les paysans, - ce que nous hésitons à admettre vu les transformations socio-économico-démographiques et politiques constatées dans l’histoire de ces cinquante dernières années : les luttes sociales deviennent urbaines contrairement au dix-neuvième siècle - il nous gratifie par contre de quantités d’informations d’un journaliste méthodique et professionnel.  Son travail nous interpelle du lieu de notre torpeur et fouette notre mémoire collective trop encline à l’oubli.  Mais au-dessus de tout, il est là d’emblée pour nous aider à remonter, dans l’histoire récente, aux sources de l’effondrement des institutions et du triomphe du pouvoir des voyous. En cela, Michael Deibert mérite notre gratitude !

Nelson BELLAMY
Professeur d’anthropologie sociale et de sciences politiques
    Université d‘Etat d’Haïti (Campus Henry Christophe - Faculté d’Ethnologie)
Port-au-Prince, 03 aout 2019

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