Les marges du politique et misère de la citoyenneté en Haïti | Par Géraldo Saint-Armand
Parmi
les points que les penseurs travaillant sur la formation sociale haïtienne
abordent, la problématique de la citoyenneté occupe une place assez restreinte,
pour ne pas dire insignifiante. Pourtant, si l’on se consacre à l’article
éclairant de Vertus Saint-Louis (2010), publié dans le texte collectif, dirigé
par Laënnec Hurbon, L’insurrection des
esclaves à Saint-Domingue (22-23 aout 1791), l’on comprendra que, dès la
genèse du mouvement révolutionnaire ayant donné lieu à l’indépendance, cette
question a été déjà au cœur des enjeux politiques caractérisant la période
fondatrice de la société haïtienne, allant de 1791 à 1803. Au cœur de cette période, deux termes sont
employés, en vue de désigner ceux-là qui se sont accédés à la liberté, au
lendemain de la déclaration de liberté générale des esclaves, prononcée
par Sonthonax, et les anciens libres : il y a « celui, autrefois noble, de
cultivateur qui s’appliquait au colon planteur et celui, toujours péjoratif
dans l’esprit des gens, d’Africain qu’on oppose à la notion de citoyen ». Cette
distinction citoyen/Africain ne servait pas uniquement à établir la différence
entre les anciens privilégiés de l’ordre colonial et les nouveaux libres ;
elle répond surtout au projet de société que les autorités d’alors souhaitèrent
instituer vis-à-vis de la masse des anciens esclaves. La transformation des
conditions de vie de celle-ci ne faisait jamais partie du projet des catégories
sociales supérieures de la colonie. Comme le montrent les historiens, Marcel
Dorigny (Fick, 2017) ou Carlo Celius (1998) à la suite de Florence Gauthier, ce
n’est pas de gaité de cœur que les commissaires civiles de l’époque avaient
déclaré la liberté générale des esclaves. Celle-ci était même illégale, rappelle
Dorigny, car Sonthonax et Polverel « étaient uniquement chargés de faire
appliquer la loi du 4 avril 1792 proclamant l’égalité des droits civiques pour
les libres de couleur ». L’imaginaire colonial, de cette époque, ne
s’effaçait pas ipso facto au
lendemain de la proclamation de Sonthonax. L’esprit des anciennes élites et celles
émergentes reste activé, au contraire, sur les actions à entreprendre en vue de
maintenir les anciennes positions de domination, surtout dans un nouveau
contexte marqué par le changement de statut du pilier sur lequel reposait ce
qui a toujours permis aux classes supérieures de Saint-Domingue d’assurer leur
domination. C’est dans un tel contexte que s’inscrit la distinction faite entre
citoyen/Africain permettant de désigner les nouveaux libres et d’établir la différence
entre ceux qui doivent appartenir à la cité, comme ayants-droit, et ceux appelés
à travailler pour garantir le bien-être de ces derniers. Cette distinction
participe-t-elle à instituer la communauté politique émergée, en Haïti, au
lendemain du 1er janvier 1804 ? Du moins, sert-elle de socle
sur lequel est hissé l’édifice de la citoyenneté en Haïti ? Ce qu’on
constate c’est que cette désignation est loin d’être l’expression de
l’émergence d’une nouvelle époque en
Haïti. Elle exprime plutôt une autre séquence dans un film qui garde sa cohérence.
C’est, en fait, un autre chapitre dans un même régime de temps. Elle constitue,
en effet, le cœur battant de la société haïtienne. C’est cette hypothèse que
l’on s’accorde à déplier dans le cadre de cet article.
1- Le cœur battant d’une société malade
Au
lendemain de la chute des Duvalier, régna en Haïti une atmosphère
d’enchantement. Le 7 février 1986 était l’année de toutes les possibilités par
rapport à la nécessité de faire naitre un lendemain meilleur. Les acteurs de
l’époque avaient cru que le départ de Jean-Claude Duvalier du pouvoir
signifiait la rupture aux maux antérieurs ayant taraudé la société. Il a fallu
la publication, Les racines historiques
de l’Etat duvalierien, de Michel Rolph Trouillot(2016), comme véritable
douche froide à l’atmosphère d’enchantement de l’époque, ayant rappelé qu’il
n’est pas encore temps de festoyer, de s’enivrer dans un satisfecit illusoire.
Il était surtout temps de mettre en évidence les conditions socioéconomiques
qui ont produit le régime de Duvalier, si l’on voulait exactement donner lieu à
une autre société. Malgré tout, le regard lucide de Trouillot était vite écarté
par une des stratégies assez connues en Haïti, son texte a été reçu dans une
atmosphère d’encensement sans borne pour mieux le taire. Cette stratégie
s’inscrit dans une velléité plus large basée sur l’horreur qu’on a toujours du
débat. Celui-ci a été toujours perçu par les élites dominantes comme un
obstacle au bon renouvèlement du statu
quo ayant permis leur domination. Fréderic-Gérald Chery (2004), dans son
texte Discours et décision, montre la
place insignifiante qu’on a toujours accordé au débat dans le paysage haïtien.
La routine ambiante n’a pas besoin de discours lucide et percutant pour la
perturber. Elle n’a besoin que de bavardage pour la conforter. Car le
débat est un des lieux où l’imaginaire
instituant, pour reprendre le concept de Castoriadis (1975), peut s’émerger en vue de provoquer
l’émergence du neuf comme geste d’émancipation ou comme lieu potentiel de
désagrégation du statu quo. C’est le
refus d’être le jouet de cette routine qui pousse Trouillot à aller au-delà de
l’enchantement caractérisant l’atmosphère immédiate du lendemain de 7 février
1986.
Son
souci était de palper le cœur battant de cette société malade, dans le but de déceler
les racines des maux qui la rongent. Pour cela, l’histoire s’impose comme un
des meilleurs vecteurs permettant d’aller au-delà du présent en vue de mieux aborder
celui-ci. Comme si pour Trouillot l’accès au présent réside dans le refus
d’avoir peur de dépoussiérer les archives afin de déterminer les causes étant à
la base du problème de santé de la société haïtienne. Il le dit avec froideur
que : « si la plaie saigne aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’avant
nous reluisions de santé ». En
fait, pour accéder au présent, il faut avoir le courage de faire face au passé,
dans un geste archéologique, afin d’en déterminer son implication sur la manière
d’être dans le présent. Agamben (2012) le pense, aussi, en nous disant que l’«
archéologie constitue la seule voie d’accès au présent ». C’est-à-dire
pour comprendre et avoir accès au présent il faut prendre au sérieux les
archives. Le rapport à l’histoire, en ce sens, ne peut pas être catalogué
au passéisme mortifère et illusoire.
Après
avoir lu l’article de Vertus Saint-Louis, sur la distinction établie par les
autorités coloniales entre les termes citoyen /Africain pendant la période
révolutionnaire, il nous semble que ce cœur battant de notre société malade est
bel et bien la période de 1791 à 1803. Cette période semble renfermer les
germes du façonnement de la société haïtienne.
2-
Implication de la période révolutionnaire sur la
formation de la communauté politique
Il est quasi impossible de vouloir situer l’épicentre du mouvement
populaire haïtien sans considérer le congrès du Bois-Caïman, réalisé le 14 aout
1791. C’était pour la première fois que les esclaves de Saint-Domingue avaient
décidé d’entreprendre un mouvement de telle envergure en vue de se libérer du
joug colonial. Avant le soulèvement de 1791,
Saint-Domingue avait déjà enregistré un ensemble de protestations destinées à mettre en péril le système plantationnaire. L’on peut se
référer à l’insurrection de 1697 de Quartier Morin, à celle de 1691 dans la Plaine du Cul-de-sac. Celle de
Quartier Morin, à elle seule, avait rassemblé plus de 300 esclaves qui
conspiraient contre la première grande habitation établie dans le Nord. Mais,
les évènements de 1791 restent sans précèdent dans l’histoire de la lutte des
esclaves de Saint-Domingue pour la libération. Si cet évènement a été sans
précédent, sa promesse se heurta au projet de la classe dirigeante au lendemain
de la déclaration de la liberté générale des esclaves. Le projet de société qui
se dessinait à l’horizon ne souhaitait pas réellement se séparer du démon de
l’apartheid colonial ayant fait de la masse des esclaves une catégorie sociale
à part n’étant appelée à ne travailler que pour le bien-être d’une minorité. Au
lendemain de la proclamation de Leger Félicité Sonthonax, parmi les multiples
questions qui taraudaient les anciennes et les élites émergentes, il s’agissait,
avant tout, de savoir comment doit-on s’y prendre avec le changement de statut
des anciens esclaves qui devenaient de nouveaux cultivateurs. L’on s’intéressait
à savoir quelle place devait-on les assigner dans la nouvelle économie ?
Sera-t-elle toujours le moteur de l’économie comme cela a été le cas dans
l’économie esclavagiste ? C’est dans la nécessité de trouver une réponse
convaincante à ces questions, que s’inventait un nouveau code de travail
trouvant son écho dans la constitution de 1801 de Toussaint Louverture.
Les anciens esclaves devenaient des demi-serfs attachés
aux domaines d’anciens colons blancs émigrés, « qui étaient
retournés à leurs propriétés avec la bénédiction de Toussaint », des
généraux de l’armée coloniale, et d’autres officiers de haut rang (Fick, 2000). Un régime économique semi-féodal fut mis sur pied, où
la masse des anciens esclaves devenait de cultivateurs. La distinction de possesseur du sol/ travailleur du sol s’imposait comme base de la
distinction citoyen/Africain, nous dit Vertus Saint Louis. Parmi les batteries disciplinaires mises sur pied dans
le but d’assigner les anciens esclaves à la rigueur du travail, une police rurale, comme dispositif disciplinaire, instauré par le code du
travail, a été mise en œuvre en vue d’« appréhender les vagabonds ou ceux
qui avaient fui les plantations ». Carolyn Fick, nous dit que les
travailleurs du sol ne pouvaient même pas changer de métier. C’était une
véritable société à « ordre ». La pénibilité présente autrefois sur
les plantations des anciens colons ne disparaissait pas. En fait, le « travailleur agricole était donc
condamné à travailler soit pour son ancien maitre ou gérant, soit, à présent,
pour un commandant militaire de la nouvelle élite noire, dans des conditions
similaires à l’esclavage, avec un quart du profit de la plantation partagée
inégalement entre les travailleurs selon leur fonction ou leur position
hiérarchique dans le travail ».
Ce type de rapport aux nouveaux libres, sur le plan économique, fut
symptomatique de la manière dont la communauté politique allait s’émerger dans
le contexte révolutionnaire allant de 1791 à 1803, et par-là détermina
l’institution du politique et la constitution de l’édifice de la citoyenneté au
lendemain du 1er janvier 1804 se structurant en un ghetto doré tels Les ghettos du Gotha décrits par Monique
Pinçon Charlot et Michel Pinçon (2007). Depuis, la communauté politique
s’impose comme un véritable entre soi regroupant les privilégiés de la société
ayant à leurs services le reste de la population comme minerai vivant, pour
reprendre le concept de Mbembe (Irrera, 2018). Si l’on veut parler comme Étienne
Balibar (2012), l’on dirait que l’infirme partie privilégiée de la société fait
du « public » une propriété « privée » en ramenant la
citoyenneté à un privilège de clan. L’un des reflets de la mise en œuvre de
cette communauté de séparation, au lendemain de l’indépendance, se retrouvait
dans l’organisation sociale du territoire national : les villes et les
bourgs intérieurs étaient réservés aux privilégiés et leurs domestiques, et
l’espace rural était approprié comme un vaste atelier, plantation, lieu
d’extraction, où devait prendre siège la plupart des nouveaux libres considérés
comme des minerais vivants.
2.1-
Formation de la communauté politique en Haïti et accès à
la citoyenneté
La
manière dont l’économie était organisée, au lendemain de la déclaration de la
liberté générale des esclaves, n’était pas sans lien avec l’institution du
politique en Haïti. L’assignation des masses sur l’espace agricole comme
minerai vivant, répondait à la logique qui sous-tend l’imaginaire au fondement
de la formation de la communauté politique. Comme le dit Giorgio Agamben (2015b),
à la suite d’Aristote, le lieu originaire du politique est une opération sur la
vie. Une opération qui consiste à diviser la vie en la capturant à travers le
jeu d’inclusion ou d’exclusion selon sa qualification à l’égard de la cité. La
vie, en ce sens, est divisée en : vie qualifiée politiquement (bios), vie naturelle commune à tous les
animaux (zoe), vie végétative
« en tant que vie humaine exclue de la vertu », vie de
relation ; du reste, en vie nue.
Si on analyse la distinction faite par les autorités de la colonie de
Saint-Domingue dans la foulée de la période révolutionnaire, de 1791 à 1803,
entre citoyen/Africain, à la lumière de l’approche d’Agamben, l’on aurait
compris que cette désignation était, avant la lettre, une opération sur la
vie ; du moins un usage des corps
abordé certes sur l’angle économique, ayant eu en conséquence des implications
profondément politiques. Elle a déterminé la constitution de la communauté des
citoyens. Cette distinction a répondu donc à la question fondamentale de la
constitution de la communauté politique qui trouvait son existence dans les
lignes de frontière entre ce qui est qualifié à être admis au-dedans et /ou
appelé à vivre au dehors. Par quel jeu opère-t-on cette articulation entre ce
qui doit être exclus ou inclus ? C’est dans le but de trouver une réponse à
cette question que s’émerge une nouvelle modalité de la vie, qui est la vie nue. Celle-ci n’est pas la zoe, elle est surtout la vie capturée
dans le jeu d’inclusion au moyen de l’exclusion. En résumé c’est une forme
d’être posée à l’extérieur de l’espace politique (Keck, 2008). Cette opération participe
à fonder le politique qui, du coup, a besoin pour son effectivité de délimiter
ceux qui sont appelés à occuper le dehors de la communauté politique comme
figure-limite, ceux qui sont capturés dans le jeu d’inclusion à l’espace
politique tout en étant des corps exclus de la citadelle politique. C’est au
sein de cette articulation qu’il faut identifier les corps qui peuvent accéder à
la cité où la citoyenneté trouve sa réalisation, et repérer les corps qui malgré
leur captation par la cité sont exclus et appelés à se manifester en dehors de
l’espace politique.
2.1.1- La
constitution de la citoyenneté en Haïti comme véritable ghetto doré
Avant
de faire le point sur la constitution ghettoïsante de la citoyenneté en Haïti,
il s’agit ici de situer historiquement, avec Agamben, l’apparition du concept
de citoyenneté. Agamben (2015b, p. 24-25), à la suite de Christian Meier, nous
dit que « dans la Grèce du Ve siècle, se produit une
transformation de la conceptualité constitutionnelle, qui se réalise par […]
une politisation de la citoyenneté. Là où auparavant l’appartenance sociale
était définie au premier chef par des conditions et des statuts d’espèces
différentes (nobles et membres de communautés culturelles, pères de famille et
parents, habitants de la ville et des campagnes, patrons et clients) et en
second lieu seulement par la citoyenneté avec les droits et les devoirs qu’elle
impliquait, désormais celle-ci devient, en tant que tel, le critère politique
de l’identité sociale. C’est ainsi que nait […] une identité politique
spécifiquement grecque de la citoyenneté. »
L’on voit, en fait, que la citoyenneté, comme critère politique de
l’identité sociale, est avant tout une manière d’aborder l’appartenance des
individus à l’espace public, du même coup elle sert de corps-limite par rapport
à ceux qui n’ont pas les qualités pour y accéder. En fait, elle s’impose comme
une narration individuelle et collective qui trouve son effectivité dans la capacité
à prendre part à la cité, d’en être l’acteur : à la fois dans l’agora et l’ecclésia qui sont les espaces privilégiés qui la rendent
opérationnelle. C’est ce qui pousse Aristote (1993) à penser que le citoyen est partie
prenante de la cité. En fait, « […] d’une façon générale, un citoyen,
c’est celui qui participe à la fois aux statuts de gouvernant et de gouverné,
mais il est différent selon chaque constitution, et pour la constitution
excellente c’est celui qui est capable de choisir de manière réfléchie d’être
gouverné et de gouverner en vue d’une menée selon la vertu. ». Agamben
(2015b) renchérit en soutenant que « les citoyens se consacraient à la vie politique,
ils se comprenaient d’abord eux-mêmes comme participants à la polis ; et la polis se constituait à partir de ce en quoi ils étaient
essentiellement solidaires […]. En
ce sens, polis et politique se définissaient
l’un par l’autre. La politique prit ainsi pour un groupe relativement important
de citoyens un contenu vital et un intérêt propre. La polis devint parmi les citoyens un domaine clairement distinct de
la maison et la politique une sphère distincte du « règne de la
nécessité ». » La définition moderne de la citoyenneté, comme
le montre Balibar, en voulant dépasser cette conception classique que l’on
vient expliciter à partir d’Aristote ou Agamben, a « promu ou inventé une
notion de « citoyen » qui ne se conçoit pas d’abord comme le corrélat
d’une appartenance communautaire (à une cité),
mais comme l’accès à un système de droits dont aucun être humain ne peut être
légitimèrent exclus ». Cette promotion ou invention se trouve heurtée même
à la constitution de la modernité qui n’arrivait pas à s’empêcher de se
construire sur la classification des êtres humains en fonction de leurs différences.
Ce côté antithétique de l’ambition de la modernité montre qu’il est impossible
de définir la citoyenneté sans prendre en compte l’importance de la pleine
participation des citoyens aux affaires de la cité. L’expérience de la figure de l’étranger dans
les sociétés modernes, comme Guillaume le Blanc (2010) l’aborde dans son essai,
Dedans, dehors. La condition d’étranger,
montre l’importance de l’indicateur d’appartenance comme moyen de définir les
modalités de participation à la cité.
En
fait, l’opération sur la vie dont parle Agamben (2015a) fait écho à cette
articulation entre ceux qui peuvent accéder à l’espace politique et ceux qui
sont appelés à occuper les dehors de l’espace public. Cette articulation permet
d’identifier le jeu d’appartenance de la vie à l’espace public en fonction de
la modalité qui la définit : la bios,
comme vie politiquement qualifiée concerne l’espace public au plus haut point,
et la zoe , de son côté, est l’opposée
de la vie prenant siège au sein de la polis,
elle est assignée à l’oikos, à
l’espace privé. La division de la vie ne
s’arrête pas seulement, comme on l’a vu avec Agamben, à ces deux modalités-limites,
il y a la vie nue qui est une vie
incluse à l’espace public au moyen de son exclusion. C’est cette opération que
l’on veut analyser ici en vue de montrer que la distinction établie entre
citoyen/Africain, au crépuscule de la révolution de Saint-Domingue, était déjà
une tentative de fonder le politique sous le mode de l’inclusion au moyen de
l’exclusion des nouveaux libres. Ce geste s’impose à plus d’un titre comme la
genèse de la communauté politique en Haïti, puisque celui-ci ne change pas
réellement de nature dans la société advenue au lendemain du 1er
janvier 1804 : car la participation de la majorité de la population
haïtienne à l’espace public se fait le plus souvent dans le jeu de l’inclusion
au moyen de l’exclusion, c’est-à-dire une participation hétéronome, le plus souvent,
conditionnée, instrumentalisée et aliénante. Mais avant d’éclairer cet aspect
fondamental de notre bref essai, il est important de délimiter le concept
d’espace public, non dans le sens habermassien du terme.
2.1.1.1- De la
définition de l’ordre politique et sa confiscation par une minorité de privilégiés
Pour
définir la notion d’espace public, l’on peut prendre en considération les réflexions
de Cornelius Castoriadis (1998) qui nous dit : « Du point de vue de
l’organisation politique, une société s’articule toujours, explicitement ou
implicitement, entre trois parties. Ce
que les Grecs auraient appelé oikos,
c’est-à-dire « la maison », la famille, la vie privée. L’agora, l’endroit public-privé où les
individus se rencontrent, où ils discutent, où ils échangent, où ils forment
des associations ou des entreprises, où l’on donne des représentations de
théâtres, privées ou subventionnées, peu importe. C’est ce qu’on appelle,
depuis le XVIII e siècle, d’un terme qui prête à confusion, la société civile,
confusion qui s’est encore accrue ces derniers temps. L’ecclésia, le lieu public-public, le pouvoir, le lieu où s’exerce, où
existe, où est déposé le pouvoir politique. » Avant de mettre en perspective la réalité
haïtienne avec la manière dont Castoriadis définit l’espace politique, il faut
dire qu’il est difficile de distinguer en Haïti la différence entre l’agora et l’ecclésia : la frontière entre la soi-disant société civile et
le pouvoir politique reste encore très poreuse, les acteurs issus de chacune de
ces sphères sont entremêles. Il n’est pas exagéré de les loger quasiment à la
même enseigne.
En
fait, si l’on part de la manière dont Castoriadis définit l’espace public comme
agora, l’on aurait compris que celui-ci, en Haïti, n’est pas cet espace ouvert
dont parle Nicolas Poirier (2009). Il est, dans toutes ses coutures, confisqué
au profit d’une minorité. Aucune des modalités de cet espace, décomposées par Castoriadis,
n’est à la portée de tous en Haïti. Cette manière de constituer l’ordre
politique, sous le mode de la confiscation de l’agora et de l’ecclésia par une
minorité de privilégiés, trouve son fondement depuis déjà avec la distinction
établie entre citoyen/Africain, au crépuscule de la période révolutionnaire de
Saint-Domingue. Cette distinction n’avait pas uniquement une visée économique,
elle délimitait les espaces de l’organisation politique qui assignait la masse
des anciens esclaves à la fois à l’oikos et
surtout à une vie nue que l’on
pouvait utiliser, au besoin, comme minerai vivant : comme domestique,
comme soldat de l’armée coloniale ou indigène, comme attaché, comme demi-serf
sur les champs agricoles, du reste comme enrôlé.
Leur inclusion à la communauté politique procédait par le moyen de
l’exclusion ; les anciens esclaves ont été désignés comme vie nue, comme
vie nécessaire, tuable, à rendre fortunée la vie des Créoles comme bios (vie politiquement qualifiée). Ce rapport à la vie, déjà à Saint-Domingue,
s’impose comme une époque, un régime
d’historicité, et l’on a vu que même le contexte de la révolution n’arrivait pas
à transformer cet ordre du temps caractérisé par l’établissement d’une société
de séparation. En fait, la proclamation de l’indépendance d’Haïti, le 1er
janvier1804, permettait-elle de dépasser cette époque, ce type de société
d’apartheid ?
2.1.1.2- L’inclusion
de la masse des anciens esclaves à l’espace public au moyen de son exclusion
Le
spectre de la distinction établie entre « ceux dont leurs pères sont en
Afrique » et ceux se réclamant d’être les héritiers des anciens colons
continue de hanter la nation haïtienne, en dépit de son indépendance radicale.
Le désir de faire société ensemble, manifesté par la majorité de la population,
n’a pas trouvé son effectivité dans les actions politiques. Les élites créoles,
de très tôt, n’avaient pas voulu fonder un monde ouvert où la masse des anciens
esclaves pouvait prendre siège. Ce refus participe non seulement à fonder la
communauté politique et dessine le contour de la citoyenneté qui s’impose comme
un cercle concentrique regroupant dans son noyau une communauté d’entre soi composée
de fonctionnaires civils, de hauts dignitaires de l’armée, des commerçants
étrangers, etc. Le reste de la
population, relégué dans les pays en
dehors, s’est inclus à la communauté des citoyens au moyen de son
exclusion. L’on peut,
en effet, définir le processus d’inclusion
au moyen de l’exclusion au sens d’Agamben comme une exclusion molle sévissant
dans l’espace interstitiel existant entre le dedans et le dehors de la
communauté politique, une participation aliénante, hétéronome, non active.
2.1.1.2.1- De l’enrôlement économique de la plupart
des membres du reste de la société
Il
faut dire que ces pays en dehors ont
été en dehors des villes et des bourgs intérieurs, mais surtout en dehors de la
communauté politique, non dans un geste d’exclusion radicale, mais dans une
inclusion au moyen de l’exclusion, une exclusion molle qui se manifeste au moyen
de l’enrôlement. Celui-ci se manifeste d’abord sur le plan économique. Car le
souci premier des élites haïtiennes, c’était de redorer le blason de l’économie
esclavagiste ravagée par les guerres pour l’indépendance nationale. Cela fait
que le foncier s’érigeait, toute suite après l’indépendance, comme un butin de
guerre mettant aux prises les élites entre elles. L’économie esclavagiste n’avait pas uniquement
pour fondement le bien foncier, la main d’œuvre en constituait son moteur. La masse des bossales qui ne se logeait pas,
depuis toujours, à la même enseigne des élites créoles est appropriée par ces dernières
comme instrument d’enrôlement pour faire fructifier l’économie agraire. Pour cela,
elle est assignée à l’espace rural, sur les champs agricoles, comme base de l’économie
rurale. Pendant longtemps celle-ci était appelée à favoriser l’enrichissement
des hauts dignitaires de l’armée, des fonctionnaires civils, des négociants,
des consignataires, des propriétaires absentéistes, etc. Le bien foncier était
considéré comme base fondamentale de l’enrichissement des nouvelles élites se
transformant en féodaux-militaires ; en ayant de vastes domaines repartis
dans les pays en dehors comme lieu d’asservissement des masses. A la chute
progressive de l’économie fondée sur l’agriculture, accélérée depuis les années
1980, causée par la libéralisation
du marché, couplée à la faiblesse d’encadrement des paysans, aux catastrophes
naturelles incessantes (cyclones, sécheresses, etc.), à la dégradation
vertigineuse des couches arables des terres agricoles, aux ponctions
injustifiées de l’Etat sur les maigres produits agricoles transportés aux
marchés, au rapport rentier des intermédiaires comme les spéculateurs et les
négociants avec les produits agricoles , à la parcellisation à outrance des surfaces cultivables , les masses s’émigrent massivement dans l’économie
informelle pour n’être que des canaux de distribution des produits importés par
les couches compradores. Le processus de
tertiarisation (Bénéfique
Paul et al., 2010) de l’économie
nationale tend à renforcer l’assignation des membres des masses à l’économie informelle,
s’imposant comme une économie de survie (survie comme pseudo-usage de la vie,
comme le dit Agamben) (2015c). Face à cette masse, les élites haïtiennes ont
toujours déployé à la fois une politique d’assignation, mais surtout une politique
d’enrôlement. Ce concept correspond à celui utilisé par Fréderic Lordon (2010)
qui le définit comme le processus
par lequel l’on l’implique autrui dans ses propres entreprises, c’est faire
entrer des puissances tierces dans la poursuite de ses affaires sans que
celles-ci participent dans leurs épanouissements. Au contraire leur participation
ne vise qu’à causer leur exploitation et faire taire leur capacité d’autonomie.
Cet enrôlement, à l’égard des masses haïtiennes, ne se manifeste pas uniquement
sur le plan économique.
2.1.1.2.2 Brève histoire de l’enrôlement des masses à la
politique.
Si l’on veut retracer l’histoire de l’enrôlement des
masses haïtiennes à la politique, il n’est pas exagéré de remonter depuis la
colonie de Saint-Domingue. Puisque, les anciens esclaves ont été pendant
longtemps servis comme instrument de lutte dans les batailles opposant les
classes supérieures entre elles. Le cas emblématique fut la fameuse affaire des
Suisses. Enrôlés dans la guerre des
affranchis, une fois que les droits civils obtenus, « les esclaves
durent rendre leurs armes et retourner à leurs plantations et leurs maitres
comme auparavant. » Cette pratique était monnaie courante à Saint-Domingue.
Dans l’Haïti indépendante, comme le montre Alain Turnier, durant ce qu’il
appelle la période des baïonnettes, les masses s’étaient souvent recrutées de force,
dans le but de participer dans des batailles permettant l’arrivée au pouvoir des
principaux chefs d’Etat du 19e siècle. Cette réalité
d’instrumentalisation prend une nouvelle tournure avec les élections, surtout
avec la consécration du suffrage universel, par la constitution de 1950, les
masses sont entrainées dans des élections qui servent comme instrument de
promotion à l’enrichissement d’une minorité. Comme un jeu pipé, ou « piège
à cons » pour répéter après Jean-Paul Sartre cité par Kristin Ross (2009),
les élections représentent, en Haïti, ce vaste espace d’inclusion exercée au
moyen de l’exclusion des masses, un véritable lieu d’aliénation. Comme le dit Cornelius Castoriadis(1998) : « Ce n'est pas parce que la
population […] désigne, […], ceux qui feront les lois, qu'elle fait les lois.
Ce n'est pas parce qu'elle désigne, une fois tous les [cinq ans], celui qui
décidera de la politique du pays, qu'elle décide elle-même de cette politique.
Elle ne décide pas, elle aliène son pouvoir de décision à des “représentants” qui, de ce
fait même, ne sont pas et ne peuvent pas être ses représentants. »
Comme le dit Pierre Rosavallon(2011), l’on peut avoir
plusieurs types de rapport au peuple, en répondant à la question
suivante : y-aurait-il une bonne et mauvaise façon d’être près du peuple ?
L’on peut y être en prenant le peuple comme fait social, en ce sens il est
considéré comme force historique active, comme une foule qui avance dans la
rue, un groupe qui intervient pour rompre l’ordre des choses, c’est un peuple-évènement ;
l’on peut le considérer aussi comme peuple-sujet compose d’égaux, d’individualités
équivalentes sous le règne de la loi, etc. La manière dont on conçoit le peuple
détermine, en fait, la conception du politique. La figure du peuple est souvent
utilisée, en Haïti, comme moyen de chantage, comme peuple-évènement, comme
moyen permettant de bien se situer sur l’échiquier politique. Cette manière de
construire le peuple par les oligarques haïtiens est à la base de la formation
des institutions échafaudant l’ordre politique. Ces institutions, hissées sur
ce roc, se trouvent incapables d’accueillir ce type de peuple dans leurs
conforts. En fait, le peuple comme acteur, composé d’égaux, ou comme peuple
autonome n’est pas au centre de l’intérêt défendu par les acteurs occupant
l’échiquier politique haïtien. Son autonomie représente un obstacle à leur réussite.
Car son autonomie est le lieu du congédiement des porte-paroles, des
haut-parleurs qui font leur carrière en se faisant passer pour les défenseurs
des causes soi-disant populaires. C’est dans un tel vide institutionnel que le
peuple est souvent convié dans les marges de la politique par les leaders
démagogues haïtiens. Un vide, à la fois social, culturel, politique et
économique, qui symbolise l’absence de repères favorables à la montée du peuple
haïtien en généralité.
Les dernières présidentielles, durant l’ère post -1986, représentent
ce lieu où le peuple est convoqué dans le but de montrer sa force, pour être un
peuple-évènement, non un peuple-sujet ; sa convocation ne se fait pas dans
le but de l’outiller afin de devenir sa propre force, mais une force au service
du triomphe d’autrui. Cette participation, sur le mode de la convocation, à
chaque fois, est loin de pouvoir favoriser la conjugaison d’une quelconque citoyenneté,
c’est plutôt le lieu d’un enrôlement qui devient de plus en plus abject. Ses
infirmes tentatives d’action enregistrées en dehors de l’ordre de l’enrôlement
peut être cantonnées à ce que Saskia Sassen(2005) appelle politique informelle, une pré-politique n’affectant presque pas la cité
dans sa dynamique, tout débordement des enrôlés serait fortement et rapidement réprimé
par les forces de l’ordre en vue de rétablir les dynamiques de la routine socioéconomique :
l’on peut prendre en exemple le cas de la scission de Goman dans la Grand-Anse durant le 19e siècle, qui a été
sévèrement maté par les forces de l’ordre de l’époque (Benoit Joachim, 2014) .
Ces types d’action, comme le dit Sassen, « n’entrent pas dans le système
politique formel ». Puisque ceux qui les ont entrepris ne sont pas
réellement inclus dans la cité. C’était pareil à Athènes du Ve
siècle Av. J.C, le zoon politikon
dont parlait Aristote ne concernait pas les esclaves. Agamben (2015c, p. 26)
nous dit, à la suite d’Aristote, que « […] l’esclave comme un être qui, « tout
en étant un homme, est, par nature, d’un autre, mais n’est pas de
soi » ».
3-
La politique
d’enrôlement comme moyen de garder jalousement l’espace public dans un geste égoïste
Ce jeu d’inclusion au moyen de l’exclusion est
l’expression de la privatisation de l’espace public comme véritable espace
d’entre soi s’érigeant en ghetto doré. Comme le dit Nicolas Poirier, l’agora, l’espace politique, « n’est ni l’espace
privé de la maison familiale, ni le privilège d’une minorité ayant le droit de
décider pour les autres et à leur place, mais un lieu ouvert à tous les
citoyens permettant la libre confrontation d’opinion diverse, voire opposées,
concernant le bien commun. » Cette ouverture dont parle Poirier, même dans
la Grèce Antique, n’était pas ouverture à tout le monde, elle ne l’était aux
femmes, aux enfants, aux étrangers et aux esclaves. Les citoyens étaient des
hommes libres ayant le privilège de siéger dans l’agora et en mesure d’occuper
l’ecclésia comme pouvoir politique.
En
Haïti, l’agora et l’ecclésia où
devait se manifester la citoyenneté, sont confisqués par de petits groupes de privilégiés
qui, en complicité avec ce qu’on appelle communauté internationale, en se barricadant
dans une abondance grossière et honteuse, décident aisément de l’avenir du pays
et du peuple pris comme simple appendice de la société. En dépit des
participations récurrentes à des mouvements de protestation, ce dernier
n’arrive pas jusque-là à escalader le ghetto doré que constitue l’espace politique.
Il est toujours gardé à distance comme véritable vie nue, comme instrument de pression et de chantage (Jean Bertrand
Aristide est champion à ce jeu). Toutes les modalités de l’espace public lui
sont confisquées. Comme on l’a vu plus haut, Castoriadis saisit l’espace politique
comme un « […] endroit public-privé où les individus se rencontrent, ou
ils discutent, ou ils échangent, où ils forment des associations où des
entreprises, où l’on donne des représentations […], privées ou subventionnées,
peu importe. » En Haïti, l’espace public est cloisonné, comme le dit Michèle
Pierre Louis, citée par Alain Gilles (2012) ; selon elle, « nous vivons dans un pays cloisonné, fracturé,
où l’on ne se donne pas le temps pour se rencontrer vraiment. Les conséquences
sont multiples : les riches se rencontrent entre eux, les pauvres se
rencontrent entre eux de leur côté, les paysans se rencontrent entre eux, les
ouvriers se rencontrent entre eux, les gens du secteur privé se rencontrent
entre eux, les gens de la diaspora se rencontrent entre eux, les étudiants se
rencontrent entre eux, etc. Le pays ne se mélange pas assez, il n’y a pas assez
de débat entre les différents secteurs pour des échanges, pour des discussions
de façon à aboutir à des compromis. » Il n’y a quasiment aucun espace de débat, aucun espace
sain d’échange, les intellectuels sont atomisés, leurs idées se renferment dans
des livres également fermés, endormis sur certaines étagères ou entreposés ;
les associations sont pour la plupart des coquilles vides, réduites à la petite
personne de leurs fondateurs, des petits
clans convertis en cercle d’adoration mutuelle ; les entreprises ne sont
appartenues qu’à des familles déconnectées du reste de la société ;
absence prononcée d’espaces de loisir, ceux qui existaient dans le temps étaient
surtout concentrés à Port-au-Prince au service des enfants des élites. À la question qu’est-ce
qu’être citoyen, le paysan haïtien ne se faisait jamais d’illusion, sa réponse
a été toujours sans ambiguïté : c’est, selon lui, quelqu’un ayant accès au
privilège offert par la société ou quelqu’un ayant la possibilité de prendre
part à la communauté politique : le paysan haïtien dirait : « antre nan sosyete a ». D’ailleurs, son souci c’est toujours d’éviter
à ses enfants de vivre son sort caractérisé par le mépris. Si on demande à un
paysan haïtien pourquoi se sacrifie-t-il à son dur labeur, il répondrait que
c’est pour permettre à ses enfants de trouver une place au sein de la société,
devenir citoyen, c’est-à-dire être compté (Map goumen pou timoun mwen yo antre nan sosyete). Ce souci se
caractérise aussi par sa volonté de fuir les espaces socio-territoriaux de
mépris : depuis 1843 le paysan cherche haïtien à fuir le pays en dehors
qui représente à ses yeux un monde à part, dans le but d’être plus proche des
mieux nantis pour pouvoir bénéficier quelques miettes des privilèges
confisqués.
Le
financement des candidats, dans les élections réalisées durant ces trente
dernières années, permet aussi de comprendre le processus de privation de
l’espace politique. Il y a une opacité macabre sur le financement des
candidats. Les campagnes électorales s’imposent de plus en plus comme espace de
compétition entre fortunés, espace de démonstration de puissance financière.
Delà, les nouveaux élus ne deviennent que de sous-traitants agissant sous la coupe
réglée des groupes puissants de la « bourgeoisie » compradore. Comme
aurait dit Wendy Brown(2009), les élections s’imposent, à cet effet, comme un véritable
cirque fait de marketing et de management. C’est ce contexte qui a permis à la
firme Ostos &Sola d’être très influente dans les présidentielles haïtiennes
organisées depuis l’arrivée de Michel Martelly au pouvoir. Les votants sont donc « soumis à des campagnes
de marketing sophistiquées qui placent le vote à égalité avec d’autres choix de
consommation, tous les éléments de la vie politique sont progressivement
ramenés à des succès médiatiques et publicitaires. » Dans les termes de
Brown, l’on peut dire que les dernières présidentielles ont fait de Jovenel
Moise un produit du marketing électoral. On le propulse devant la scène à grand
renfort de publicité, par le biais de ce que les américains appellent success story. Cette manière de confisquer l’espace politique
empêche à la citoyenneté de surgir comme lieu commun ouvert à tous : la
conjugaison de la citoyenneté démocratique est étouffée doublement par la
politique d’assignation et celle de l’enrôlement ; celle-ci cède la place
au triomphe d’une citoyenneté
oligarchique.
Comme
on vient de le montrer, tous les compartiments de l’espace public où devrait se
manifester une citoyenneté ouverte à tous, sont confisqués comme le privilège
d’une minorité de semblables qui se soucie davantage à les garder comme lieux
de distinction grossière ou de mise à distance de la majorité de la population.
Ces différents compartiments, depuis les espaces de rencontre ou d’échange (
comme la presse dite traditionnelle, l’université, la rue, le parlement,
l’église, etc.), aux structures associatives sociales, politiques, culturelles
et économiques ( syndicats, associations influentes de la soi-disant société
civile, partis politiques, cercles
culturels, des cercles mondains, Think tank économiques et financiers,
associations patronales, etc.), sont appropriés comme des aires protégées, des
espaces d’entre soi mis en place en vue de garantir la montée en généralité
d’une minorité. Comme aire accessible à de groupes restreints, l’espace public
haïtien s’impose comme un véritable ghetto, comme enclos, ayant à son tour fait
de la conjugaison de la citoyenneté un privilège oligarchique accessible à une
minorité. Celle-ci fait également de la citoyenneté un véritable ghetto doré
(haut lieu accessible à la haute société) dans le sens qu’elle soit source
d’enrichissement et d’abondance, véritable bien rare ou butin convoité par les
plus violents de la société. Leslie Manigat(2001) disait que durant le 19e
siècle qu’une cargaison de marchandise débarquée au Bord de mer suffisait à enrichir son homme. Cela est valable pour
la politique en Haïti : une participation à une législature, ou, par
exemple, à un gouvernement de transition pendant au moins un an, suffit à
enrichir son participant. Ces espaces fermés ne le sont pas uniquement pour
garder un entre-soi mais parce qu’ils sont des lieux d’enrichissement. Pour y accéder,
les voies de recrutement sont déjà tracées : élections pipées, logique de
doublure, cooptation ou corruption, criminalité : comme le cas des tueurs
à gage ou des bandits opérant, durant ces vingt dernières années, dans les
quartiers populaires, etc. Le reste de la population, pour sa part, est convoqué
uniquement comme instrument de pression, de chantage ou d’enrôlement non dans une
logique de participation démocratique et autonome. C’est ce type de
participation que les acteurs malicieux de l’ordre social haïtien miroitent
souvent pour de la citoyenneté.
En
somme, comme on l’a vu, l’enrôlement c’est le processus qui consiste à inclure
au moyen de l’exclusion. Il occasionne un type précis de participation.
Celle-ci est hétéronome, parce qu’elle ne découle pas de l’initiative propre de
l’instigateur, elle est déterminée par une main extérieure ou une condition extérieur.
Cette participation ne permet pas à son instigateur de prendre conscience de
ses propres forces pour pouvoir engendrer l’avenir, elle est donc source d’aliénation
parce qu’elle provoque progressivement une perte de soi qui ne permet pas à
l’individu aliéné de se mettre en scène de son propre chef. Ce type de
participation est différente de ce dont dépend l’exercice de la citoyenneté
démocratique. Celle-ci est, pour sa
part, fondée sur les valeurs de l’autonomie, comme Castoriadis l’entend. La
participation qui rend effective la citoyenneté dépend de la capacité de l’individu
à faire œuvre dans le but de participer dignement dans la narration collective.
Le citoyen n’est inféodé à aucune force hétéronome, il est capable de remise en
question même les lois qu’il se donne pour sa gouvernementalité. En outre, l’on peut dire qu’il y a, en Haïti, toujours
un effort pour sortir de la condition de minorité créée à l’endroit du peuple. Cette
résistance est présente depuis la genèse de la société. La distinction entre
citoyen /Africain opérée par les autorités coloniales, durant la période révolutionnaire,
impliquait, comme on l’a montré, à la suite de Vertus Saint-Louis, le rapport
entre le possesseur du sol/travailleur du sol. Les travailleurs du sol ont
toujours lutté pour sortir de ce statut en vue d’accéder à la propriété comme
moyen pour faire imploser ce couple citoyen /Africain fondé sur la logique
d’inclusion au moyen de l’exclusion. Les luttes paysannes conduites durant tout
le 19e siècle avaient, presque toutes, revendiqué l’accès à la terre
comme une de leurs demandes sociales. Ces luttes étaient des combats pour
l’accès à la citoyenneté, c’est-à-dire au renversement des couples asymétriques
ayant toujours façonné une société inégalitaire. Si faible soit-il, le souci de
franchir les frontières qui maintiennent à distance la majorité de la population
reste toujours allumé. Mais cette résistance ne se manifeste que dans les lieux
de la politique informelle, les marges du politique. Elle n’arrive pas
jusque-là à déborder les cadres du statu
quo, encore bien gardés par les gardiens de l’ordre, pour pouvoir briser
une fois pour toute les murs dressés par les oligarques haïtiens, leurs
complices des classes intermédiaires (les enrôles
heureux) et de la soi-disant communauté internationale. L’on peut dire, en
fait, que la lutte pour l’accès à la citoyenneté demeure la voie la plus
pertinente de l’accès à l’émancipation populaire en Haïti. Elle doit s’inscrire
dans un projet beaucoup plus large dirigé vers la radicalisation de la démocratie,
c’est-à-dire de faire du peuple la figure incontournable de la lutte pour l’émancipation,
non dans un geste de duperie comme il a été le cas dans les années 1980.
Géraldo
Saint-Armand
Sociologue, essayiste, Professeur d’histoire économique et sociale d’Haïti
au Campus Henry Christophe de Limonade
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