Déjouer l’urgence pour paenser Haïti | Par Géraldo Saint-Armand
Le
mot urgence est une entrée assez pertinente pour aborder l’évolution et la
dynamique des sociétés modernes de l’Occident. Elle est inhérente au projet qui
a caractérisé la modernité occidentale. L’idéal du progrès à la base de
celle-ci fait de l’urgence une manière d’être, une manière d’agir. Cette
manière d’être est la condition qui consiste à concrétiser indéfiniment
l’injonction de René Descartes (1966) : Faire de l’homme occidental maître
et possesseur de la nature. Ce dernier, en effet, doit trouver les moyens
nécessaires pour y parvenir. La curiosité intellectuelle s’impose comme voie au
moyen de laquelle on met en œuvre ces moyens (Revault d’Allonnes, 2012). Depuis
la genèse de l’époque moderne, Francis Bacon (1620) avait compris que l’idée du
progrès est foncièrement reposée sur la volonté de savoir. Ce souci cumulatif
de savoir est à la source du progrès technoscientifique qui s’impose comme
condition nécessaire au bien-être de l’homme occidental. L’injonction de l’importance du
savoir comme garantie du bien-être dévoile une nouvelle place de l’homme dans
l’univers en devenant son centre propre.
Désormais, son bonheur ne dépend plus de la bienveillance d’une entité
transcendante, mais de son propre savoir et de ses propres actions. Ce
renversement devient un poids énorme qui pèse sur les actions de tous les jours
de l’homme moderne. Pour accéder au bien-être, une course folle est consacrée quotidiennement
même dans les affaires les plus intimes. La performance, en effet, devient le marqueur par excellence de l’évaluation de l’action
quotidienne. Car, depuis l’introduction du Nouveau management public, le
triangle de la performance regroupant efficacité, efficience et pertinence,
devient le critère de mesure de l’évaluation des actions et activités. L’on
s’engage, dans cet article, à définir le concept urgence, analyser sa manifestation dans la société occidentale et en Haïti,
à montrer, au passage, ses impacts sur les existences ; enfin, à esquisser
les actions qui peuvent participer à la déjouer.
1-La course folle vers la performance et combustion de soi
En
dépit de la volonté d’être performant exprimée dans presque toutes les sphères
de la vie et l’hyperconsommation au rendez-vous en Europe occidentale et en
Amérique du Nord, le bonheur demeure toujours une quête sans fin, voire, dans
certain cas, un vœu pieux, un horizon insaisissable. L’enchantement qui a
caractérisé ce que certains penseurs appellent la première modernité n’a pas
pris beaucoup de temps pour se transformer en « désenchantement » (Gauchet,
1985), qui se manifeste aussi bien à l’échelle individuelle que collective.
L’accélération caractéristique des activités quotidiennes de l’homme moderne
s’ouvre sur des cas de dépression chronique, comme le montre Alain Ehrenberg
(1998). Hartmut Rosa (2014), nous dit que cette accélération n’est pas
uniquement à la base de dépression, elle est aussi source d’aliénation. Car la
course vers la performance est surtout une injonction du dépassement de
soi (Aubert, 2006a), voire un excès de soi, qui conduit inévitablement à la
perte de soi qui marque l’aliénation.
Ce
temps marqué par l’hyper(per)formance n’affecte pas les catégories sociales, au
sein des sociétés occidentales, de la même manière. Nicole Aubert (2006a), à la
suite de Robert Castel, montre que la course folle vers la performance s’ouvre
sur un clivage entre ceux qui suivent le rythme que l’accélération du temps
implique et ceux qui n’y parviennent pas ou le refusent : clivage entre individus par excès et ceux par défaut. Ces derniers sont
identifiés comme ceux n’ayant pas accès à la sécurité, aux supports
socioéconomiques et aux liens stables, en d’autres termes des désaffiliés
sociaux.
Le
désenchantement qui caractérise les sociétés modernes se manifeste aussi bien
sur le plan philosophique que structurel. Avec l’émergence des critiques de
Nietzsche, Marx et Freud, l’on assiste à la remise en question des fondements
de la modernité. Ces critiques ont pointé du doigt la crise de l’idée de
raison. Cette crise, dans les années 1960-1970, est interprétée comme le
passage de la modernité à un nouvel âge que Francois Lyotard (1979) saisit sous
l’angle de la postmodernité. Cette époque est caractérisée par la chute des
grandes idées et de récits ayant marqué l’âge de l’enchantement. Anthony
Giddens (1994), au contraire, pense que cette crise n’a rien à voir à une postmodernité ;
pour lui l’on est plutôt à l’ère d’une modernité tardive, voire radicale, car
il est difficile d’identifier l’événement qui engendrait la rupture à l’époque
moderne pour donner lieu à une autre modernité ou à son excroissance.
En effet, quelle que soit la manière d’aborder les changements qui
affectent l’époque que Michel Foucault a saisi comme une épistémè, ce qui est sûr c’est que l’enchantement ayant préfacé les
sociétés occidentales, de l’injonction de Descartes à la révolution
industrielle, ne garantit plus la marche vers un progrès mélioratif in(dé)fini.
En dehors des crises financières (Boyer
et al., 2004) qui ont toujours marqué le régime économique arc-bouté à la
modernité, le 20e siècle s’ouvre sur deux grandes guerres ayant fait
d’énormes dégâts dans le monde occidental. Prenons
uniquement les dégâts mettant fin à ces deux guerres : l’explosion
atomique, ayant eu lieu le 6 aout en 1945 à 8h 15 sur la ville d’Hiroshima,
sans prendre en compte les dégâts causés à Nagazaki, eut d’immenses
conséquences en terme matériel et humain. Sur le plan infrastructurel : plus de 67 650 bâtiments
touchés, 55 000 brulés entièrement, 2300 à moitié brûlés, 7000 démolis, 3700 à
moitié brûlés. 90 wagons, 97 trams, 44
voitures de pompiers, 122 camions complètement détruits et mis hors d’usage. Tous
les hôpitaux ont été détruits à l’exception de celui de la Croix rouge
japonaise qui a subi de lourds dommages. Banques, écoles et usines ont été
détruites. 90% de téléphones brûlés. Les infrastructures d’eau potable
affectées. Sur 54 pompes à incendie, 29
sont brûlées. La ville d’Hiroshima a été détruite à près de 90%. Sur le plan
humain, les conséquences ont été d’une gravité extrême: selon les chiffres du
Dr Marcel Junod (s.d), le lendemain de l’explosion, on a ramassé 32 000
cadavres frappés du rayonnement directement de la bombe. Puis après l’on
enregistre près de 80 000 morts environ et plus de 100 000 blessés.
Les dernières années de la fermeture de ce même siècle sont marquées par l’émergence de plusieurs catastrophes technologiques faisant que l’on conçoit, désormais, les sociétés modernes comme des sociétés du risque, pour répéter après le sociologue allemand Ulrick Beck (2001). Depuis les années 1970, la sécurité des sites industriels fait l’objet d’une préoccupation soutenue. L’on assiste en 1979, à l’accident de la centrale nucléaire de Three Island Mile de Pennsylvanie, à l’explosion d’usine chimique à Bhopal (Inde), en 1984, qui a fait de 3000 à 10 000 décès dans l’immédiat et 15 000 à 20 000 décès ultérieurs par cancer et autres maladies. Plus de 20 000 personnes ont été affectées par des souffrances chroniques. L’on peut prendre en exemple l’explosion de Seveso le 24 juin 1982 ; enfin, celle de la centrale de Tchernobyle en 1986, etc. (Centemeri, 2011 ; Legadec, 1981).
Les dernières années de la fermeture de ce même siècle sont marquées par l’émergence de plusieurs catastrophes technologiques faisant que l’on conçoit, désormais, les sociétés modernes comme des sociétés du risque, pour répéter après le sociologue allemand Ulrick Beck (2001). Depuis les années 1970, la sécurité des sites industriels fait l’objet d’une préoccupation soutenue. L’on assiste en 1979, à l’accident de la centrale nucléaire de Three Island Mile de Pennsylvanie, à l’explosion d’usine chimique à Bhopal (Inde), en 1984, qui a fait de 3000 à 10 000 décès dans l’immédiat et 15 000 à 20 000 décès ultérieurs par cancer et autres maladies. Plus de 20 000 personnes ont été affectées par des souffrances chroniques. L’on peut prendre en exemple l’explosion de Seveso le 24 juin 1982 ; enfin, celle de la centrale de Tchernobyle en 1986, etc. (Centemeri, 2011 ; Legadec, 1981).
Le
progrès technoscientifique n’est plus perçu uniquement comme source de sûreté
et de bonheur. Le souci de savoir est encadré, un peu partout, de comités
d’éthique qui surveillent les potentielles dérives liées à l’application de
nouvelles connaissances obtenues des recherches. Presque tous les fondements de
la modernité deviennent suspects. Par exemple, l’anthropocentrisme qui a été
une des valeurs fondamentales de la modernité s’ouvre sur l’émergence de
l’anthropocène (Crutzen, 2007) ; l’homme moderne est, désormais, désigné
comme force menaçante pour son environnement et pour lui-même. Ceci étant dit,
la quête d’une alternative aux valeurs modernes s’abîme dans l’émergence d’un
nouvel engagement écologique qui fait appel à la lenteur comme manière d’être
opposée à la croissance, à l’urgence et à l’accélération sans fin. Celle-ci est
décriée par des voix lucides qui cherchent à sonner le glas dans le but de
remettre en question l’idée de la vitesse. En fait, qu’est-ce que
l’urgence ? En quoi et par quoi se manifeste-t-elle dans la société
occidentale et en Haïti ? Quels sont ses impacts sur les existences ?
Comment la déjouer par la « paensée » ?
Pour
définir la notion urgence, il faut se référer à une des notions fondamentales
ayant défini la modernité, c’est celle du temps. Comme le pense Myriam Revault
d’Allonnes (2012), la modernité n’est pas seulement un concept d’opposition
avec le passé, avec la tradition, elle est surtout une nouvelle expérience du
temps. C’est cette expérience que Nicole Aubert (2006c) saisit à travers le
concept urgence. Pour elle, l’urgence est une manière de vivre le temps. Cette
manière s’enregistre sous le mode de la violence, car les modernes n’arrivent
pas réellement à maitriser le temps comme ils l’ont toujours souhaité, dans
leur souci de faire plus de chose en moins de temps, celui-ci s’impose à eux
comme violence, comme contrainte les submergeant, les emprisonnant dans un
rythme infernal, pour parler comme Aubert. Cette contrainte du temps, comme
étant l’expression de l’urgence, ne se manifeste pas, en Haïti, de la même
manière.
2-Haïti et le paradigme de l’urgence
Les
penseurs des postcolonial studies
comme Achille Mbembe (2013) pensent qu’Haïti a toujours fait partie de la
modernité. Elle n’a pas été actrice, mais a occupé les soutes de la modernité
en servant d’ateliers ayant garanti la richesse de la métropole française. Sur
ces habitations sont peuplées de catégories sociales racialisées, réifiées,
traitées comme des bêtes de somme appelées à travailler au profit du bien-être
du maître. Tout le système étant à la base de la colonisation et
l’esclavagisation des captifs noirs venus d’Afrique. Assignés à la face
ombreuse de la modernité, les captifs africains engageaient une lutte sans
merci ayant abouti à l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804. Au
sortir de cette colonisation, l’espoir afin d’accéder au côté solaire de la
nouvelle société est vite rejeté par la plupart des élites créoles. Ce refus
met les masses sur les pieds de guerre ; de très tôt avec Accau, puis Goman.
Durant tout le 19e siècle, le milieu rural est mobilisé. Etant
considéré par les élites créoles comme des ateliers, des pays en dehors,
l’espace rural a été le siège de tous les manques, le siège de la survie. Comme
dans les sociétés modernes, l’urgence n’affecte pas de la même manière les
catégories sociales qui y habitent. En Haïti, ce qui est différent, c’est que la
majorité de la population est frappée par les manques dont parle Nicole Aubert
(2006a). L’espace rural pendant longtemps a été le siège de ces individus par défaut éclipsés dans
l’urgence de la survie. Ceux-ci, au fur et à mesure, se migrent vers les
villes pour être relégués dans les périphéries des villes, dans des tiers espaces pour reprendre
l’expression de Rodolphe Dodier (2009).
2.1-L’urgence de
la survie comme obstacle à l’émancipation
De
l’espace rural aux tiers espaces des villes haïtiennes, l’urgence de la survie
s’impose comme une manière de vivre le temps, si l’on reprend la manière dont
Aubert definit plus haut le concept urgence. Un temps qui s’éclipse dans une
routine marquée que par des manques, même par ceux les plus élémentaires. Par
conséquent, la course pour l’existence est réduite à chaque fois à l’effort de
combler ces manques primaires. Dans cette situation de routine, le temps
s’impose aussi comme contrainte, comme violence, même si ce n’est pas dans les
mêmes termes par rapport aux sociétés occidentales. Cette violence du temps
assigne le vulnérable haïtien à une double contrainte, celle de trouver les
moyens de combler les manques qui marquent la vie au quotidien et celle de s’armer
pour pouvoir faire face aux aléas de toutes sortes, par-là ouvrir le possible.
Il
faut dire, en effet, que le rapport au temps que l’urgence de la survie
instaure en Haïti est basé sur ce que François Hartog (2012) appelle un
présentisme fermé. Celui-ci se manifeste à travers un présent stagnant, un état
routinier. C’est cette routine que des penseurs, de Gérard Pierre-Charles
(1993) à Michel Hector (2012), de Leslie Manigat (1995) passant par
Fréderic-Gérald Chery (2005) à Fritz Dorvilier (2012), appellent Crise. Pourtant,
la réalité qui caractérise la vie de tous les jours en Haïti n’a rien à voir à
la notion de crise. L’on est à contre-courant de cette lecture, l’on oppose à
la notion de crise celle de routine. Celle-ci correspond mieux à saisir le
présentisme bipolaire qui caractérise l’agir quotidien des haïtiens. Il y a
d’un côté un présentisme ouvert qui caractérise l’oligarchie économique et ses
valets. Comme individus par excès,
ceux-ci peuvent faire de projets pour le futur et garantir leur bien-être.
Leurs privilèges leur donnent cette possibilité. Cependant, de l’autre côté, la
majorité de la population, peuplée d’individus par défaut, éclipsée dans la
survie, incapable de respirer face à un ordre social qui est, au fur et à
mesure, suffocant, ne peut pas présager de projets qu’en dehors des frontières
nationales. Car toutes les voies pouvant mener à son émancipation semblent être
verrouillées. L’émigration depuis ces quarante dernières années s’impose à la majorité
de la population comme quasi unique moyen d’accéder à un mieux-être. L’urgence
au sein de laquelle elle est assignée l’empêche de s’émanciper (l’émancipation, ici,
correspond à l’idée de se mettre debout par soi-même, d’être autonome. Cette
conception correspond à celle fanonienne ou castoriadissienne).
Elle est cernée par une routine mortifère, étant en pleine décélération. Car
entre la contrainte de combler les manques quotidiens et l’action d’ouvrir
l’avenir, la première n’offre pas assez de possibilité en vue d’accéder à la
deuxième.
2.1.1-L’urgence de
la survie et la nécessité de paenser
Haïti
La
cristallisation de la routine comme état (état comme situation, forme d’être)
en Haïti n’est pas sans conséquence aussi bien sur les dominés que les
dominants. L’accélération en occident est source d’aliénation, comme Hartmut
Rosa le montre, l’urgence de la survie en Haïti est source d’aliénation.
Celle-ci se manifeste de différente manière : chez le dominant elle prend
la forme d’un égoïsme hautain, d’un désir d’avoir toujours plus, pour parler
comme Nicole Aubert, et d’un cynisme narquois : Reginal Boulos, Dimitri
Vorbe, durant ces derniers jours sont les spécimens de ce cynisme : ils
n’arrêtent pas d’arpenter les médias traditionnels et les réseaux sociaux pour mettre
de la poudre aux yeux des citoyens. Boulos , après avoir été un acteur
important du Groupe 184 dans les années 2003 , groupe qui a mis une caravane
sur pied en vue de proposer un nouveau contrat social à la population, une fois
Jean Bertrand Aristide fut parti du pouvoir le 29 février 2004, cette caravane
s’est évaporée. Tous les membres de l’oligarchie ont acquis de juteux contrats
et de franchise sans borne. Aujourd’hui ; ce même Boulos récidive
en proposant à la nation un MTV( Mouvement de la troisième voie), avec lui-même
comme emblème du mouvement ; il est l’homme-parti comme la tradition le
veut bien en Haïti. Dimitri Vorbe fait de même en envahissant les médias pour
montrer qu’il est désormais un révolutionnaire qui souhaite de voir le pays
transformer. Ce cynisme narquois est l’expression de l’aliénation de l’élite
qui est incapable de répondre aux vœux de Jean Price Mars, qui s’est battu pour
faire émerger en Haïti une élite responsable, capable de prendre les rênes de
la société en vue de garantir le bien-être de ses membres. Cette aliénation
fait également son nid chez le gros de la population, pas dans les mêmes
termes. Chez elle, elle se manifeste par la voie de la colère, par la
résignation ou par le désir illimité de revanche. Ce souci de violence aveugle
et aveuglante comme moyen d’accéder à la scène politique ne parvient pas jusque-là
à se transformer en action réflexive pouvant donner lieu à un mouvement social
institutionnalisé, durable et porteur de changement structurel.
Comme
le montrent presque tous ceux qui travaillent sur le rôle de l’émotion dans
l’agir politique, d’Hannah Arendt à Erik Neveu, quand une action émotionnelle
n’arrive pas à transmuter en action réflexive elle risquerait de sombrer dans
l’éphémère (Neveu, 2005). C’est ce que nous assistons depuis un certain temps,
les actions populaires haïtiennes s’abîment le plus souvent dans l’éphémère.
Elles permettent le plus souvent d’octroyer de la promotion sociopolitique à
des grenn senk, qui s’imposent, le
plus souvent, après coup, comme obstacles à toute action susceptible de
s’ouvrir vers le changement des conditions socioéconomique de la population. Cette réalité crée un
climat de méfiance dans l’agir populaire haïtien. Slavoj Žižek (2009) nous dit que « […] le capital
de colère n’est jamais suffisant […] ». Sortir de la colère aveuglante
pour penser la société est une nécessité par rapport à la routine qui tend à
tout détruire. Cela doit s’opérer par un acte qui consiste à se panser et
panser la société haïtienne. L’on ne peut pas s’engager dans des luttes réelles
pour l’émancipation sans se soigner des dégâts aliénants intériorisés dans les
rapports de domination. −Le désir aveuglant de violence y fait partie, des
violences sans projet comme l’aurait dit Achille Mbembe−. Car, le
vivre-ensemble basé sur le mépris social instauré par les élites engendre chez
les masses une déchirure profonde qui prend la forme de la honte de soi, de
lamentation, de colère violente frisant le lumpen-radicalisme, etc.
Lorsqu’on a l’opportunité de voyager dans les transports
en commun en Haïti, l’on constate sans trop de difficulté des gens qui se
lamentent à n’en plus finir, des gens qui ne peuvent faire tout le trajet sans
exposer, sans aucune gêne, même leurs problèmes les plus intimes à tous les
passagers à bord. L’on sent rapidement la douleur qui fait son nid dans leur
vie. Si on a la possibilité de visiter les lieux de prière vodouesque ou
christique, on verrait des gens qui crient, qui font de gros soupir pour se
libérer des fardeaux quotidiens. Ces expressions sont les symptômes de la
pathologie sociale qui les assaille. La distance sociale creusée entre eux et
les nantis n’est pas sans conséquence sur leur vie quotidienne. Pour pouvoir
sortir de cette situation, il faut se réconcilier à soi. Cet acte ne peut
s’opérer que dans un souci de soi comme moyen de prendre soin de soi, de panser
ses blessures sociales. Comme individus par défaut, leur vie est caractérisée
par « manque de considération, manque de sécurité, manques de biens
assurés […] », etc. (Aubert, 2006c).
Entre les élites créoles, levantines et le reste de la
société, le besoin de se panser est une nécessité. Nicole Aubert nous dit que
dans les sociétés modernes le rapport d’exclusion entre les individus par excès
et ceux par défaut est à la source de deux types de pathologies : d’un
côté, l’on est face à une névrose de trop
et une névrose du vide, de
l’autre : « L’un est dans le trop plein, dans l’excès de
sollicitation, de possibilités, d’investissement subjectif, qu’il s’agisse
d’une quête de réussite ou de réalisation de soi ; l’autre est dans le
manque, parce qu’il a perdu ( ou n’a jamais eu) les assises, les supports et
les liens qui lui permettraient d’exister pleinement : propriété privée ou
sociale, liens professionnels, économiques, sociaux, affectifs[…] » (Aubert,
2006c), un individu , entre autres,
qui n’a plus de repère. Ce sont ces
névroses qu’il faut, en Haïti, soigner collectivement par la voie de la
reconnaissance mutuelle, c’est-à-dire par l’instauration des voies menant à équi-distancier les gens par rapport au
droit et aux privilèges produits par la société.
2.1.2-L’urgence de
la survie et la nécessité de penser Haïti
Le
21e siècle en Haïti s’ouvre sur un aveu déconcertant, c’est le
processus de la précarisation outrancière de la vie de quasi tout le monde. Ces
deniers mois l’on assiste à la chute vertigineuse de la monnaie nationale
devant la devise américaine. Cette situation arrive à un moment où la
production nationale est quasiment à son niveau le plus insignifiant, ou tout
est à importer des marchés étrangers. Qui plus est, cette réalité économique
montre qu’il n’y a pas de moyen immédiat pour redresser la barre. Cette
situation s’arc-boute sur une classe dirigeante plongée dans une insouciance
grotesque. Une insouciance démesurée qui plonge tout le monde dans une profonde
incertitude. Ce tableau inquiétant accompagne l’aggravation du taux d’inflation
qui est à 17,7%. Dans un tel contexte, il est urgent de penser la société pour
pouvoir faire poindre à l’horizon les voies du possible. C’est toujours dans ce
contexte que s’émergent au sein des sociétés des penseurs importants. L’on peut
prendre le cas de David Ricardo qui est devenu économiste en voulant proposer
des solutions à l’inflation qui a caractérisé l’économie anglaise de son époque.
John Maynard Keynes est devenu célèbre en voulant proposer des solutions à la
situation de crise de dépression et financière qui frappait l’Angleterre et une
bonne partie du monde. C’est le moment ou jamais de répondre à l’injonction de
Bérard Cenatus, cité par Michèle Pierre-Louis dans la préface du magnum opus de
Fréderic-Gerald Chery (2005), qui nous demande de : Penser quand même ! Comment penser, malgré tout, dans une
situation où l’acte de penser est renvoyé à une action lunatique ou au snobisme
(au bovarysme collectif) ?
Mais
comme le dit Giorgio Agamben : « Je travaille toujours dans
l’urgence, mais très lentement » (Boucheron, novembre 2008). C’est une
manière pour Agamben de nous dire que l’acte de penser demande de la sérénité,
demande de fuir la cacophonie pour être serein et lucide. Peut-on retrouver
cette sérénité, dans le temps qui est le nôtre, marqué surtout par l’urgence de
la survie avec le bruit y affèrent ? Lorsque l’on sait que celle-ci est
source de cacophonie intérieure et extérieure. Lorsque l’on sait que cette
cacophonie ne prédispose pas à l’écoute de soi et des autres. Peut-on penser la
société haïtienne à l’ère de l’urgence de la survie où le ventre et le
bas-ventre imposent, à quasi tout le monde, leur dictature? Parmi les pathologies
affectant l’homme moderne, Nicole Aubert (2008) nous dit, à la suite de Jean
Cournut, que l’homme par défaut est
surtout caractérisé par une « incapacité douloureuse d’éprouver, de
penser, d’imaginer, […] ». Dans le cas d’Haïti d’aujourd’hui où presque
tout le monde est exposé à devenir des individus
par défaut, ne serait-il pas plus compliquer de penser la société, du moins
d’imaginer un avenir émancipateur à son égard ?
Dans
un tel climat, l’action de paenser la
société s’impose comme une résistance contre la cristallisation de la routine
et un effort de faire advenir un lendemain alternatif. La question maintenant,
c’est de savoir comment s’y prendre ? Récemment nous avons proposé l’adoption
d’un nouveau mouvement social économique comme voie qui permettrait d’accéder à
une nouvelle capacitation, susceptible de faire naitre une société en partage,
une société intégratrice. Cette proposition demeure à notre avis l’un des
moyens de vaincre la tyrannie de l’insouciance des élites dominantes. Car le nouveau
mouvement social économique, comme le formule Corinne Gendron (2001), a la
vertu de permettre à ses instigateurs de se panser, de panser les blessures
sociales qui font de la collectivité un tissu pathologique et d’ouvrir les
possibilités de penser la société.
Géraldo Saint-Armand
Sociologue, essayiste,
Professeur d’histoire économique et sociale d’Haïti
Au Campus Henry Christophe de Limonade
Commentaires
Enregistrer un commentaire