De la pensée de la créolisation vers une éthique de la disponibilité et une philosophie politique de la diversalité
Mesdames, Messieurs,
J'éprouve un grand plaisir à vous recevoir ce soir pour vous parler un peu de ce que je me
propose de faire dans le cadre de mes recherches au Collège International de
Philosophie.
Depuis quelques temps, je suis particulièrement intéressé par la
pensée de la créolisation, élaborée par Édouard Glissant. D'abord, c'est une
pensée qui a pris forme à partir des expériences caribéennes, prenant en compte
ce qu'il y a de plus essentiel dans ces expériences, l'esclavage. Tout en
prenant en compte l'esclavage, Glissant permet de suivre les formes de devenir
des héritiers des esclaves, et changer le destin traumatique de ceux-là en
pouvoir de créativité. Ensuite, l'un des aspects de l'expérience caribéenne
porte sur le déracinement, qui consistait pour les Européens à arracher de leur
terre, de leur encrage culturel ou symbolique des Africains. Cet aspect devient
aujourd'hui, de manière plus intensive, en ce sens Glissant parle de plage
horaire, le propre de la dynamique de la poétique de la relation des peuples du
monde. Aujourd'hui, le monde vit au flux intensif et impétueux des relations
qui deviennent source d'inventivité de nouvelles langues, de nouvelles formes
de vie, de nouvelles conceptions du monde et des hommes. La créolisation
caribéenne devient le paradigme de la créolisation du monde. Enfin, la pensée
de la créolisation, mettant en doute la pensée de système, montre les
difficultés à maintenir un récit unique de l'origine, conduit à des
considérations théoriques, épistémologiques et méthodologiques importantes. Par
exemple, dans la perspective méthodologique et épistémologique, j'ai tenté dans
un ouvrage à venir, combien dans le cas des sciences sociales haïtiennes, il y
a lieu d'en finir avec ce que j'appelle le dualisme méthodologique ayant
traversé toutes les études haïtiennes dont on a accordé, à tort, la paternité à
Gérard Barthelemy. Donc, la créolisation cesse d'être une simple poétique,
celle de la relation et du monde, pour devenir une source d'inspiration pour la
philosophie. Toutefois, j'ai constaté qu'en dépit de son caractère inspirant,
la créolisation prise dans sa belle passion de la poétique et de l'imaginaire
littéraire a fait silence sur un ensemble de problèmes, tels que la question du
sens éthique de ces mises en relation, le mode d'organisation collective de ce
qui advient suite à ces mises en relation. Bref, j'ai pensé que s'il faut
prendre au sérieux la pensée de Glissant, c'est dans ce qu'elle laisse comme
fissure dans le dispositif épistémologique et philosophique du monde
occidental.
Dans cette perspective, je tente d'explorer cette voie. Mon
travail devient dès lors un souci de répondre aux questions éthiques et
politiques laissées sans réponse par Glissant. D'une part, je me demande, si
les sociétés se mettent en relation, un reste demeure et se refuse à la mise en commun. C'est la domination,
c'est l'exploitation; c'est le racisme. C'est la question de couleur. Le
pouvoir, constaté-je, a un épiderme, il a une couleur épidermique et cela
semble irréductible à la poétique de la relation. Un fait paradoxal se produit
au cours des mises en relation. Dans le cas des sociétés caribéennes, une
certaine bien pensance occulte cet élément particulier de la poétique de la
relation en vue de présenter la créolisation comme le nouveau récit identitaire
d'une mondialité en mal d'être. Il s'agit de la résistance que des groupes
ethniques, socio-historique, etc., déploient pour contrecarrer la dynamique de
dissolution des identités ou particularités dans un tout plus grand. Dans
toutes les sociétés caribéennes, en dépit de la créolisation en marche, des
poches identitaires liées à l'histoire, à la culture, au sang, se forment pour
produire des lignes de démarcation, et interdire une mise en relation entière
de ceux qui se rencontrent. D'autre part, cela donne lieu inévitablement à la
composition de sociétés fragmentées autour des facteurs de race, de classe, d'ethnie
ou de genre, etc. On se trouve donc en face de sociétés marquées par plusieurs
formes de normativité fondées sur des récits particuliers.
La question du récit est importante pour comprendre la formation
des identités et des normes. Je l'exposerai en détail au moment venu de mon
travail, mais pour le moment, je peux souligner que le récit est lié au sens
intime, au premier contact de l'homme au monde, le contact sensible, qui est
déjà contact sentimental ou affectif au cours duquel l'homme se lie au monde et
au sens. Du sens naît l'identité, c'est-à-dire du sens naît le sentiment
d'être, le sentiment de soi. Le récit qui vient pour donner forme à tout ce
complexe expérientiel, se forme de ce premier tissu de relation entre l'homme
et le monde tout en lui donnant forme par sa vertu ordonnatrice.
Le premier contact au monde ayant mobilisé les sens et le sens
mobilise subrepticement des catégories morales et esthétiques et logiques qui
ont contribué au monde la stylisation que met en œuvre le récit. Les catégories
de juste, de bien ou de mal, de vrai ou de faux, de beau ou de laid, etc. se
forment dans cette expérience primordiale que le récit informe tout étant
informé par elles. Au regard de cette considération liminaire d'ordre
anthropologique et philosophique c'est le problème des mises en relation des
normes ou des normativités, c'est-à-dire des modalités de faire fonctionner les
normes qui se trouve posé. Tous les groupes étant porteurs de normes morales,
esthétiques, politiques, etc., la question de leur mode de mise en relation
s'impose. Comment cohabitent les normes dans une société marquée par la mise en
relation des identités particulières, c'est-à-dire portées par des récits de
fondation divers et différents ? Cette question n'est pas celle de la Caraïbe,
elle est la question du monde qui se créolise. Pour saisir sa pertinence et son
originalité, il est important de préciser qu'elle entend mettre entre
parenthèse quelque chose de récurrent dans les expériences humaines, la
domination. Comment peuvent cohabiter des identités en dehors de la domination,
de l'imposition d'une identité sur toutes les autres?
Ce n'est pas tout, si la question se formule de cette manière, ce
n'est que parce qu'elle permet de mettre en lumière ce qui deviendra la
question fondamentale de la politique, de la politique contemporaine, celle,
désignée, du multiculturalisme. Comment organiser ces identités diverses et
opposées autour d'un projet commun ? Voila la question à laquelle la
créolisation invite à penser. Certains, évidemment, se demandent à quoi cela
puisse servir puisque des théories sociologiques, politiques et philosophiques,
des pratiques politiques et administratives ont été mises en place pour
corriger ce qu'il y a comme distorsion
dans les sociétés dites multiculturelles. Que peut apporter ce détour par la
créolisation ? Serait-ce un nouveau label pour vendre la même chose ? Peut-être
s'agit-il de tout cela.
Toutefois, saisir la question de la diversité du point de vue de
la Caraïbe exige quelques considérations importantes à la problématique de la
multiculturalité. D'abord, cela permettra de mettre en relief le caractère
biologique de l'expérience de la diversité qui la rend intraitable. D'autre
part, cela permet de constater, par le détour historico-théorique, que la
diversité est une production du capitalisme naissant en quête de main-d'œuvre,
qui s'est inventé des altérités en vue de l'exploitation des terres et de la
dynamisation de son économie, de son commerce. La diversité est une politique
soumise à une économie d'exploitation et d'expansion. Enfin, vu l'importance
qu'allait occuper l'économie dans la détermination des pratiques sociales et
culturelles, en ce sens Marx a entièrement raison, toutes les sphères de la vie
sociale des sociétés occidentales se mettent au service de l'économie. Ce qui
la fait devenir la vision du monde par excellence.
Fort de ces constats historico-théoriques, plusieurs
considérations seront à faire et qui sont négligées par les philosophies du
multiculturalisme. Premièrement, il faut suspecter la structure et le sens de
l'Etat auquel s'adressent les demandes de correction qu'exigent les diversités
culturelles, ethniques, religieuses, genrées, etc.
Il est important de souligner que l'Etat moderne s'est inventé en
même temps que les colonies, comme la modernité s'invente en même temps que
l'esclavage. Il est dans cette perspective du sens même de l'Etat d'entretenir
des catégories hiérarchisées au profit de ceux qui détiennent les moyens de
production et d'exploitation. L'un des aspects que je tiens à mettre à jour
dans ce travail c'est d'attirer l'attention sur l'inscription partisane de
l'Etat, qui se trouve toujours du côté des groupes qui dominent. Il devient
inapte à répondre à certaines radicalités qui mettent en péril le dispositif
d'exploitation. Deuxièmement, c'est le style propre de la politique moderne qui
est incapable de répondre aux revendications des groupes minorés. La politique
moderne, comme l'Etat moderne, se fonde sur le récit de la supériorité de
l'homme blanc et la formation des races hiérarchisées. Pour qu'elle soit en
mesure de répondre aux problèmes qui lui sont adressés, elle devrait se défaire
de ce corset mythologico-anthropologique. Cela, on le retrouve très rarement
dans les philosophies politiques de la diversité qui pensent la question en
termes de correction ou d'ajustement. Toutes ces philosophies veulent garder la
forme de l'Etat, tel qu'il est, en lui demandant de se faire juge pour arbitrer
une cause dont il est partie prenante. Autrement dit, c'est à la politique dont
s'est servie l'économie capitaliste pour instituer les races, les identités
enfermées dans des attributs biologiques ou génétiques, que l'on exige de
corriger les torts produits par le même dispositif. On peut remarquer qu'un
cercle vicieux se forme entre ceux-là qui habitent l'imaginaire racialiste et
auxquels on exige des prises en compte, des corrections.
Ce que la Caraïbe donne à penser ce n'est pas la diversité. Ce que
la Caraïbe donne à penser c'est la diversalité et l'importance du facteur
biologique dans les relations sociales et politiques. La diversité traduit la
pluralité d'occurrences culturelles, ethniques, genrées ou religieuses, et leur
mise en relation, dans un contexte social soutenu par un dispositif dominateur
qui ordonne, distribue des places selon l'ordre hiérarchisé. C'est pourquoi,
dans ces sociétés, la diversité comme politique devient correction des torts au
sein du dispositif produisant les torts en ramenant les identités diverses à se
conformer peu ou prou au dispositif, ou en rendant le dispositif plus souple
pour répondre aux nouveaux problèmes. Je parle de diversalité pour décrire
l'expérience caribéenne de la diversité et la propose comme concept le plus
approprié pour décrire ce qui se produit dans les sociétés multiculturelles
occidentales. Par diversalité, j'entends, une forme accrue de diversité marquée
par l'absence de récits ordonnateurs de la société qui se trouve fragmentée en
plusieurs récits liés aux groupes la composant. Plusieurs récits historiques ou
mémoriels circulent et fissurent le dispositif qui se fondait sur l'origine
unique. Maintenant que l'on se découvre antillais ou africain noir ou magrébin,
etc., point de discours dominateurs. Droit à tous les récits à l'espace public
de visibilité. Voilà de quel lieu je formule la question de la diversité que je
tiens à distinguer du multiculturalisme. La diversalité est une diversité sans
origine unique, avec des origines particulières qui résistent aux tentatives
d'ordonnancement réifiant de l'Etat et de la politique, de l'administration
s'entend. Il s'agit là d'un premier pan fondamental de mon travail, qui exige
une relecture de la modernité.
La modernité devrait être relue du point de la Caraïbe qui l'a vue
naître et dont elle doit sa structuration économique et politique. De ce point
de vue, je propose de comprendre que la modernité coexiste avec l'esclavage, la
forme la plus parfaite de la chosification, de l'animalisation ou de la
bestialisation des rapports sociaux fondés sur la biologie. La modernité se
fonde sur la justification et l'animalisation des relations humaines. Elle est
essentiellement établie sur l'exploitation des altérités par une subjectivité
législatrice et maitresse du monde. Si elle se fait critique ce n'est qu'à
partir de l'ornière culturelle et anthropologique de l'homme blanc. Il faut
comprendre que tous les acquis de droits ne sont pas des inventions de la
modernité mais les conséquences de luttes de groupes asservis qui ont exigé au
nom de la vie décente de nouvelles organisations sociales, économiques et
politiques.
Je partirai pour justifier tout ca, d'un constat théorique que
j'ai fait à partir de Michel Foucault. A bien lire l'œuvre de Foucault, je
constate que toute la tradition occidentale, mais aussi des autres grandes
civilisations, est hantée par une passion de la pureté qu'elle hérite des
différentes traditions mystiques orphiques, néoplatoniciennes, chrétiennes,
maçonniques, etc., à l'exception bien entendu du manichéisme qui soutient la
coexistence de deux principes. Bien sûr, les traditions de la pureté prise par
la rigueur du manichéisme, deviennent des modes de pensée de la pureté dans un
contexte ontologique dualiste. La pureté qui se lie à l'unité produit une
conception de la politique comme instance de l'unité et de la pureté, comme
conquête, comme tentative d'unification. Toute la modernité est prise dans
cette passion du pur, d'où la question espagnole du sang pur ou de la pureté du
sang, qui allait trouver dans l'anthropologie naissante son bel avenir. Et
le racisme ne sera pas autre chose qu'un discours de la pureté et de la
hiérarchie qui se met en place au regard de la pureté qui est aussi entendue
comme principe d'unité et de classification.
Au regard ce concept cardinal, on voit s'organiser toutes les pensées
(la science et la philosophie occidentales unifient) et les pratiques (la
politique et l'économie occidentales unifient) de l'occident, et ses modes de
relation aux autres peuples, cultures et genres. Comme ce fut le cas au temps
de la pureté de sang, l'imaginaire de la pureté devient une machine à produire
et à broyer des différences, comme l'imaginaire du pur ne saurait se préserver
des altérités qu'en les altérant. Donc, l'anthropologie, la politique se
mettant au service d'une économie de la pureté et de la purification, qui se
manifeste par l'extermination des différences et l'engraissement de la vision
unitaire du monde ont donné lieu à la diversité. Deux choses à ne pas négliger
dans ce long parcours historico-conceptuel: la diversité a été inventée
théoriquement en fonction d'un projet économique de purification par ingestion
ou extermination. Si je me tiens à ce qui se dit du cannibalisme, il est
important de souligner que la modernité occidentale est un cannibalisme.
Comment sortir de cette pratique d'épuration, de purification et de consomption
? Telle est la question primordiale à laquelle il faut répondre avant ou en
même temps que l'on pose la question de la diversité. Déconstruire la relation
de la politique, de l'anthropologie à cette économie du salut par la
purification et l'extermination.
Dès lors, on pourra laisser advenir les différences dans leur
dynamique propre. Mais c'est à ce moment que la politique est à réinventer.
Libérée de la tutelle de l'économie, elle doit retrouver sa grâce première,
penser le commun dans un contexte de diversalité. A ce moment, la politique, se
défaisant de la passion de l'un, du pur et de Dieu, devient chose humaine. Elle
doit épouser le mouvement des activités humaines. Elle cessera de se penser au
moyen de l'institution de la durée pour devenir mode de devenir du devenir, ce
que j'ai appelé suite au philosophe roumain, Constantin Noica, la devance. La devenance est un devenir
interminable, c'est le devenir du devenir. Ce que je tenterai au cours des prochaines
années, au sein du Collège International de Philosophie ou ailleurs, c'est de
penser la politique de la diversité, comme politique de la créolisation ou
créolisation de la politique, dans le sens de la politique de la devenance.
Quelques années se sont déjà écoulées quand j'avais esquissé
grosso modo une poïétique politique de la créolisation, et que j'ai tenté, sans
trop de satisfaction, de penser à partir de l'expérience de la performance.
Selon moi, dans un contexte de devenir marqué par l'expérience de la
diversalité, la politique devra se défaire de l'établi, du définitif pour
s'inventer au gré des manières et des occasions. Je ne pourrai en dire trop
long, mais l'idée est lancée que l'on se dirige vers une politique
performantielle, qui est déjà à l'œuvre, quand on observe les modalités de
certaines mesures électoralistes généralement mises en avant par les
responsables politiques. Toutefois, si ces expériences d'une politique
performantielle peuvent me servir d'indication, elles ne traduisent pas le
point fondamental que je tiens à mettre en exergue: instituer une politique
performantielle au regard d'une communauté diverselle en performance constante.
Un deuxième élément que je tiendrai à prendre en compte porte sur
la relation de conflictualité qui se développe entre les minorités. La
diversité comme politique s'entend aussi comme forme de compétition que se
livrent les minorités entre elles à partir des normes disponibles. Ici, je dois
avoir recours à plusieurs précisions. Premièrement, les sociétés sont marquées
par l'ordre du discours, encore une fois, je reviens à Foucault. Mais cet ordre
de discours ne produit pas seulement les ordres de partage des eaux sociales,
mais ils produisent des reliefs qui portent à avoir des hauteurs, des grandeurs
et des petitesses, des nuances de couleurs et de leurs inscriptions dans de
cette échelle des grandeurs partant
des grandeurs négatives aux grandeurs positives. Deuxièmement, la domination
est ce que je désigne par le partage lui-même. Il y a le partage, il y a
l'ordre du partage. Partager c'est partager selon un ordre. Mais celui qui
partage se pose en posant l'ordre du partage. La domination est déjà cette
position qui vient de nulle part, qui se fonde en-elle comme le sujet moderne
se fonde en lui-même du fait son unité ou unicité et de sa pureté, n'étant
mélangé prétendument d'aucune altérité. La domination est un style d'altération
d'une subjectivité collective ou individuelle
qui s'arroge un pouvoir de partager et de justifier ce partage selon la
métaphysique de la pureté. Elle donne lieu à la majorité, celle qui a la
capacité de fonder un discours dominant, de l'imposer aux autres, ceux de la
minorité, sorte d'altérité dont la caractéristique fondamentale est de perdre
pureté et unité. La domination est l'imposition ou la soumission aux normes
dites dominantes, celle de la majorité.
Dans la diversité, la majorité produit ses ordres de partage et
ses places à distribuer à partir d'un ordre hiérarchique allant du blanc, le
plus pur, au noir, le plus impur, de l'homme, le plus pur et puissant à la
femme associée dans la tradition en question à la nature, à la terre, donc à
l'altérité fondamentale. Toute altérité est frappée d'altération. La seule
issue est l'exploitation, l'esclavage comme forme d'éducation ou de
civilisation, forme d'épuration ou de purification.
Ce dispositif donne lieu à une bataille pour des places et les
minorités se trouvent entravées dans cette lutte. En plus qu'elles revendiquent
de meilleures places pour elles dans l'ordre de légitimation, afin de faire
valoir l'égalité comme expérience de la réalisation de soi, elles se montrent
incapables de poser les questions d'un seul tenant. En conséquence, les
minorités se livrent une guerre non déclarée entre elles afin de profiter de la
meilleure inscription dans l'ordre de domination, qui est aussi un ordre de
reconnaissance.
Traiter de la diversalité exige de prendre en compte cet aspect de
la question si l'on tient à poser la question du bien-être commun de manière
radicale, puisque le risque de vouloir le maintien du dispositif peut être mis
en place par certaines minorités elles-mêmes se sentant plus proches de la
pureté principielle. La question, aporétique à certains égards, serait par quoi
les minorités peuvent-elles s'organiser en vue d'une commune cause ? Quelle
serait cette cause ?
Ici, il faudra revenir à Jean-Marc Ferry qui propose plusieurs
registres de discours pour comprendre ce qui se passe dans la production des
identités au moyen de récits divers et en conflit ou tension. Dans la
reconstruction des récits qui sont à l'œuvre dans la formation des identités
des registres implicites permettent de surprendre les sensibilités ou les
affectivités, les sens et les arguments qui sont sous-jacents à ces
reconstructions, à l'institution d'une forme identitaire quelconque. Cela
revient à ce que j'ai dit au passage ci-dessus, les groupes mobilisent des
affectivités qui sont porteuses de normes dont la vocation première est leur
mode d'exister jugé, dans un cadre anthropologique, comme la seule forme
d'exister au nom duquel les lignes de partages se forment. En situation de
domination, elles marronnent et se reproduisent dans les interstices. Le plus
important est qu'elle n'est pas toujours capable de sortir d'elles-mêmes pour
rencontrer les autres dont l'existence est une menace. Faire cause commune
devient chose rare et difficile quand cela ne se termine pas dans la trahison.
On peut, à ce stade, se dire qu'en fin de compte, chasser l'Etat
par la porte, il revient par la fenêtre. Dans ce contexte en effet, la
conflictualité devient la forme du social diversel. Quelle instance à inventer
pour, non pas colmater cette conflictualité irréductible et essentielle de la
vie collective, mais la laisser advenir
dans sa grâce et dans ses méfaits.
Je continue par un autre aspect la tentative de penser une
poïétique politique de la diversalité, en proposant de penser l'espace de
publicité, non comme un espace d'exposition d'une légitimation dominante, un
espace d'épreuves où doivent s'élaborer par la polyphonie, la pluralité des
voix, les ententes passagères ou non et les mésententes. Sans ordre préétabli:
l'idée serait de proposer une production de l'entente sans normes préétablies.
Les groupes faisant valoir leur récit et le système d'argumentation mis en œuvre
doivent se confronter pour faire sortir quelque chose de cette confrontation.
Enfin, je me dirige, à partir de la phénoménologie de la rencontre
et de l'événement, vers une politique du disponible, de l'écoute et de
l'incomplétude comme condition d'être-humain-au-monde sans écarter la possibilité ou la probabilité
de la guerre, du conflit. Cette politique de l'écoute posera, tirant la leçon
de ce qu'elle aura compris de l'histoire de la modernité occidentale: la
diversité des humanités comme condition d'être-ensemble en tension, comme
condition d'un monde en résonnance où tous les récits, comme Glissant parle des
langues, se résonneront les uns dans les autres. En fin de compte, une
poïétique politique de la diversalité, qui se veut une contribution aux
problèmes politiques contemporains du vivre-ensemble pluriel, se fera au nom
des humanités à faire valoir du fait que chaque culture traduit une
expressivité de l'humanité dans sa diverse et infinie manière de faire monde,
de faire sens.
Edelyn
DORISMOND
Docteur en Philosophie,
Directeur de Programme au Collège International
de Philosophie
Professeur au Campus Henry Christophe de
Limonade-UEH .
Membre du Laboratoire LADIREP
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