Réussir en Haïti : La nécessité de responsabiliser l’Etat | Par Djedly François JOSEPH

D’emblé, il faut dire que l’idée d’écrire ce texte m’est venue cette semaine après deux sorties déplorables via Facebook, résultat d’une innocence intellectuelle, peut-être, qui frise l’ignorance, de deux internautes dont l’un est un entrepreneur haïtien reconnu faisant croire que la réussite (d’un haïtien-ne) ne dépendrait pas de la situation déplorable, calamiteuse dans laquelle le pays, même pauvre, en l’occurrence Haïti, se trouverait mais de la détermination de l’individu concerné ou encore de sa volonté d’entreprendre ou de s’associer. Une vision, pour le moins, puérile et simpliste des choses qui ne s’insère guère dans une démarche analytique approfondie. En outre, le fond de ce texte ne vise pas une analyse de l’individualisme mais se fait pour une meilleure intelligibilité du sujet en question qui se situe dans une interaction de la notion de réussite « en Haïti », des individus (Haïtiens) et l’Etat.
Crédit : Ayibopost
La montée de l’individualisme
Nous vivons actuellement à l’ère du système capitaliste en stade avancé, l’époque de la globalisation axée sur la libéralisation du marché, la réduction des espaces grâce aux NTIC (Nouvelles techniques de l’Information et de la communication) d’où l’apparition du concept « global village ou village planétaire » n’ayant autre objectif que le profit. L’individu est libre d’entreprendre et de maximiser ses profits. Ainsi, le modèle vendu par ce système est celui du « one man show ». L’individu alors se lance dans une course effrénée pour la réussite socio-économique et les rapports de domination sont d’ordre économique d’un point de vue marxiste. On observe alors la montée accrue de l’individualisme (il a toujours existé). Nous passons d’une société de concertation à une société égoïste. (M. Saimpreux, 2019).

Alain Laurent (1993) a tenté de retracer la découverte de l’individu en partant des Philosophes Grecs comme Socrate avec la formule « connais-toi toi-même » en passant par les Chrétiens parlant du salut de « l’âme personnelle » - « Le salut est personnel », ensuite la Renaissance où une nouvelle figure individualiste prend essor : l’entrepreneur, le marchand, le banquier. Les Philosophes des Lumières, pour leur part, consacrent les droits absolus et inaliénables de l’individu avec en soubassement son aptitude à la raison. Pour Tocqueville, relaté par A. Laurent, l’individualisme serait un « sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ». L’idée de l’ « Un » persiste.

L’individualisme est une valeur libérale - autrement dit de droite – qui va alors procéder au renversement de « l’équilibre je/nous » au profit du « je » tout simplement, processus qui s’amplifie au 18eme siècle (Elias, 1991).  Par ailleurs, Jaurès, cité par Philippe Corcuff (Praxis, n0 7, automne 2006), associe Collectivisme et individualisme  en affirmant que sur la base de la propriété sociale des moyens de production, « le socialisme est l’affirmation suprême du droit individuel ». Corcuff affirme que l’individualisme ne serait pas le produit « exclusif » de « l’individualisme marchand », encore moins égal au néo-libéralisme, mais l’est « aussi » de la logique politique de l’individualisme démocratique, dynamique juridique des droits individuels ou logiques sociétales associées aux transformations de la famille patriarcale et de l’intimité de chacun. Il (Corcuff) appelle à une conception « relationnaliste de l’individualité ». Selon lui, Marx et Engels ont fait mention, ne serait ce que subtilement, d’un autre individualisme. « Au lieu d’envisager un Moi au dessus et en dehors des relations sociales, mais se sont plutôt intéressés à une « individualité fabriquée » dans des relations sociales, à une « individualité sociale », dont il s’agit de libérer les potentialités créatrices contre la réduction marchande de l’individu propre à l’ordre capitaliste ». Néanmoins, Corcuff doit admettre ce n’est qu’une redéfinition qu’ont fait Marx et Engels de l’individualisme pur et simple. L’auteur du « Manifeste du parti communiste » parle de « communisme de la singularité individuelle » où celui-ci permettrait à chacun de développer ses sens et ses capacités propres dans le cadre de l’association. D’où « le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous » (Marx, 1848).

Cette tentative de Marx est tout simplement louable car aujourd’hui le capitalisme participe à une individualisation plus poussée, et donc à des désirs d’épanouissement « personnel » stimulés et quand les désirs ne sont pas satisfaits on n’aboutit qu’à la « Frustration ». (Corcuff). L’individualisme n’est pas sans effets chez les jeunes générations. On observe alors à un grand retrait de l’espace public et de l’engagement collectif, à l’émergence de nouvelles formes d’action collective mais plus soucieuses de l’individualité de chacun, plus méfiantes à l’égard de la délégation de pouvoir, moins permanentes et plus ponctuelles. Jacques Ion appelle cela « l’engagement distancié » (1997). Autres effets : affaiblissement du lien social et des repères collectifs, émergence de nouvelles pathologies narcissiques. Par contre, l’individualisme engendre tout au plus, selon Corcuff, ses effets positifs considérés comme des acquis émancipateurs comme les droits individuels et citoyenneté, élargissement des marges d’autonomie des individus dans la vie quotidienne, développement d’une intimité personnelle, mouvement de libération des femmes, nouveaux droits des enfants, amorce de reconnaissance des modes de vie homosexuels).

Plus près de nous, Haïti, comme effets on peut dire que l’accent est alors mis sur l’individu lui-même qui, réussi, a tendance à légitimer le système et blâmer l’autre. La réussite devient alors une affaire de choix ou de volonté. Est-ce pourquoi, pas qu’en Haïti mais aussi ailleurs, on remarque une poussée des émissions de « story telling » ou l’augmentation des personnes dites « influenceur-e-s », avec des messages de positivité incitant l’individu à se dépasser, à « réussir » comme s’il était un « hors système », un élément isolé dont la réussite ne dépend que de lui. On oublie que la réussite passe par la concrétisation de ses rêves et l’éducation adéquate et accessible est un moyen pour y parvenir comme d’autres conditions sont tout au plus nécessaires. Pis encore, tout le monde est appelé à être entrepreneur social ou « politique ». Celui qui y parvient est un véritable héros et non un fait normal car les conditions de base sont alors négligées mais le focus se fait davantage sur l’individu et non responsabiliser l’Etat qui doit aussi jouer son rôle en garantissant l’égalité des chances.

Inégalité et justice sociale
Le citoyen est porteur d’un ensemble de droits et de devoirs. L’Etat dans ses attributions est appelé à l’organisation rationnelle de la société, - une société juste - à œuvrer pour garantir ces droits. Le socialisme ou la social-démocratie appelle à la responsabilité de l’Etat dans la quête de la « justice sociale », concept apparu au milieu du XIXème siècle qui entend offrir l’opportunité d’aboutir à une répartition équitable des biens sociaux et d’offrir aux différentes classes sociales des opportunités de développement. Ce concept tourne atour de 2 axes fondamentaux : égalité des droits qui garantit le même traitement pour tous et le principe d’équité des situations qui cherchent à tenir compte de la situation personnelle des individus.

L’inégalité ne vient pas d’un hasard mais de l’action de l’homme (acteur social) dans l’espace social. « L’inégalité est une construction de l’Histoire », dirait Noel (2013). L’inégalité du point de vue de la sociologie, c’est la différence dans la distribution de ressources sociales. Elle est un facteur de déséquilibre social. On peut parler de l’apparition de deux classes : Dominante et dominée (Marx). Cette inégalité n’est pas favorable à la justice sociale qui est « un idéal fondé sur des principes précisant ce qu’est une répartition équitable (ou juste) des ressources matérielles ou symboliques (revenus, biens et services, honneur) d’une société. Toute approche de la justice sociale se réfère à un système de valeurs. Il s’agit de définir ce qui doit être distribué, comment et a qui. » (Bréal P.198-199). Bien que John Rawls parle d’ « inégalité juste », comme le cas d’un chef d’entreprise méritant un meilleur salaire qu’un simple employé.

Bref, compenser les inégalités sociales, trop flagrantes, ressort aussi du rôle de l’Etat dans le but d’accoucher une justice sociale. En Haïti, tout le monde n’a pas la même possibilité (chance) de réussite. On ne peut pas comparer celle d’un enfant vivant dans un quartier « standing », fréquentant une « bonne » école, ayant une bibliothèque, de l’internet, un système électrique à la maison, ausculté régulièrement, son problème de faim résolu avec celle d’un enfant d’un parent pauvre fréquentant une « vieille » école avec des professeurs médiocres régulièrement absents, affrontant tous les défis quotidiens, Dieu seul sait. Condorcet a déjà amplement abordé le problème de l’instruction publique dans plusieurs de ses essais. L’Etat haïtien doit jouer sa partition car on assiste à une éducation à double vitesse, l’une est de mauvaise qualité et l’éducation reste très inaccessible. Les besoins primaires (santé - nourriture…) doivent être satisfaits, réduire l’insalubrité, facteur accélérateur de la pauvreté, fait déjà démontré d’ailleurs dans un rapport annuel de l’Observatoire National de la Pauvreté et de L’Exclusion Sociale (ONPES), 2011-2012, est un combat urgent et permanent, 80% de la population vivent sous le seuil de la pauvreté. Le travail comme facteur d’intégration sociale est généralement précaire et celui ou celle qui travaille en Haïti ne reçoit qu’un maigre salaire et devient alors vulnérable par rapport à la marginalité. Ce n’est qu’un pauvre intégré (Castel, 1995). Et faciliter la creation d’entreprise en Haïti ressort du domaine de l’Etat. Je ne crois pas que nous sommes en panne d’ides.

L’article 22 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948), ratifiée par Haïti, stipule: «  Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale, elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité.. ». Il est grand temps comme a dit C. Noel que « le développement d’un pays passe par la mise en valeur, de manière absolue, de ces droits (cités ci-dessus)…l’homme doit, en ce sens, être au centre de tout processus de développement d’un pays donné ». On doit parler alors de nécessite sinon d’urgence d’incomber à l’Etat ses responsabilités. Pour revenir à l’idée principale qui m’a poussé à écrire ce texte, alors sans une vision simpliste des choses, on se demande comment la réussite est-elle possible en Haïti ? L’intention n’est pas de refouler la volonté de réussite personnelle ou de diaboliser l’individualisme car on sait que c’est un des droits primordiaux de l’individu d’avoir des ambitions personnelles. Non plus, elle n’est pas de prôner un État socialiste ou un État qui va effacer les inégalités qui peuvent exister, mais notre intention est de pointer du doigt la responsabilité de l’État. Cette responsabilité de protéger la liberté de chaque individu tout en assurant une cohésion sociale. L’État est dans l’obligation de garantir à ses citoyens la liberté de rêver et de réussir. Comment peut-on croire à l’esprit d’entrepreneuriat ou de réussite « individuelle » si l’État ne nous permet même pas de rêver et protéger ce rêve ? Que dire de différentes autres catégories dans la société, n’ont-ils pas eux-aussi le droit de rêver, de réussir, ils-elles sont aussi citoyen-nes ?

Djedly François JOSEPH
Etudiant finissant en Science Politique

Références bibliographiques

ALAIN. L. (1993). Histoire de l’individualisme. Que sais-je, Paris, France

CASTE, R. (1995) Les pièges de l’exclusion, Lien social et Politiques, no 34, p.13-21

CORCUFF, P. (2009) Une individualité sociale contre l’individualisme marchand : de la nécessité d’une révolution culturelle dans la gauche anticapitaliste. Praxis, n0 7

Elias. N. (1ère éd. : 1987), trad. franç.) La société des individus Paris, Fayard, 1991

Ion. J.  (1997) La fin des militants ?, Paris, Éditions de l’Atelier/ Éditions Ouvrières

MARX, K. ENGELS, F. (1848), traduction française par LAFRAGUE, L. Manifeste du parti communiste, Paris : Les Editions sociales

NOEL, C. (2013, 24 juillet). Inégalité comme négation des droits de l’homme. Le Nouvelliste, consulté sur https://lenouvelliste.com/article/119305/inegalite-sociale-comme-negation-des-droits-de-lhomme

SAIMPREUX, M. (2019, 24 février). Discours sur la similitude du flirt et de la politique [Billet de-blogue] repéré à 
https://www.entrelespagesht.com/search/label/Politique%20%3B%20Similitude?&max-results=6

ST-PHARD, ST. (2019, 21 février). La justice sociale, un besoin évident en Haïti. Le National, consulté http://www.lenational.org/post_free.php?elif=1_CONTENUE/societes&rebmun=3004

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