De l’échec de « l’union des Noirs et des Mulâtres » au réveil de la conscience nationale | Par Nelson BELLAMY

Après deux-cent quinze ans (215) d’échecs politiques répétitifs, de misère sociale à grande échelle et d’humiliation sur la scène internationale, il n’est point besoin de faire un bilan détaillé du drame national tant la catastrophe s’expose sous nos yeux. Il s’agit maintenant de briser le pacte maléfique de 1803 dont la signature était la question de couleur. Une formule creuse et dénuée de toute substance l’entérinait :« l’union des Noirs et des Mulâtres ».
L'homme d'affaires Réginald Boulos 

La réalité, et c’est un constat lucide, est que cette union a seulement profité aux catégories des gens de couleur (Mulâtres) et des étrangers (Arabes, Européens et juifs) installés chez nous, pour beaucoup d’entre eux, depuis la seconde guerre mondiale. La condition de la grande majorité du peuple n’a pas changé ; elle s’est tout carrément pour ainsi dire dégradée. « L’union des Noirs et des Mulâtres » a donc piteusement échoué !

Ce n’est pas qu’il n’y ait pas quelques Noirs qui sont devenus riches et qui se la coulent douce sur la misère des masses. Ils siègent d’ailleurs numériquement dans le haut pavé du pouvoir (Présidence et Parlement), mais ceux-ci qui font semblant d’exercer le pouvoir sont au service des premiers (Mulâtres et Etrangers) et sont dans rapport figuratif à son exercice. Nous ne devons jamais oublier que ‘’le pouvoir politique haïtien’’ depuis Boyer, à l’exception de quelques petites parenthèses, est un pouvoir politique de doublure. Qu’il s’agisse de ceux en exercice du pouvoir ou de ceux qui les contestent, ils sont tous au service des mêmes patrons : les Mulâtres et les Etrangers.

Une célèbre formule reprise par l’histoire officielle et prêtée à Jean-Jacques Acaau dans son grand et mémorable combat pour l’égalité politique et sociale est bien connue chez nous : « Nèg rich se Milat, Milat pòv se Nèg ». Cette formule souvent sortie de son contexte (encore faut-il prouver qu’elle ait été réellement prononcée par Acaau) donne souvent prétexte à une certaine phraséologie de pseudo-intellectuels qui trouvent matière à se conforter  dans la « nuance » et à gérer paisiblement leur place dans le système. Ce même Acaau, au plus fort de sa lutte pour l’égalité en Haïti, n’a-t-il pas réclamé un Noir à la présidence ? De deux choses, l’une : soit Acaau était spontanément dans une grande contradiction avec lui-meme, soit il n’a jamais prononcé ces mots.

Mais, au-delà de toutes ces considérations, c’est l’assassinat du père fondateur et gardien vigilant de l’indépendance nationale qui a scellé l’échec définitif du slogan trompeur ‘’l’union des Noirs et des Mulatres’’. Les convulsions socio-politiques et les troubles de toutes sortes qui ont suivi et soigneusement entretenues par la caste des hommes de couleur ne sont, dans la majorité des cas, que la suite logique du plan macabre de la trahison du 17 octobre 1806 et de leur obstination à dominer le reste de la population. Toute l’histoire d’Haïti est là pour montrer tout le mal causé à notre pays par cette oligarchie colorée. Boyer N’a-t-il pas interdit l’école aux enfants du peuple, c’est-à-dire des masses noires paysannes, pendant tout son règne de vingt-cinq (25) ans ? Quand il prit possession du royaume de Christophe, il n’eut rien de plus pressé que d’y fermer toutes les écoles fondées par le défunt et transformer leurs locaux en casernes (David, 2014 : 169).

Par la suite, Fabre Geffrard n’a-t-il pas définitivement fermé la porte à toute possibilité de révolution culturelle des masses en remettant l’éducation nationale (concordat de 1860) à la religion catholique qui a toujours joué le rôle de caution idéologique à l’esclavage des Noirs et à la colonisation des racistes blancs européens ? N’est-ce pas cette oligarchie colorée, complice de l’occupant américain, qui l’aidait à voler les objets d’art haïtiano-africains pour les musées aux Etats-Unis ? N’est-ce pas encore Elie Lescot qui, en 1942, persécutait tout ce qui reliait la culture haïtienne à l’Afrique pour singer l’homme blanc et poser ce dernier comme seul étalon de l’humanisme ? La liste pouvait être longue !

Fort de ces constats, le mensonge ne peut plus durer aux yeux du peuple. Cette domination économique et politique égoïste, accoucheuse de pauvreté de masse et génératrice d’une situation de pourrissement et de dissolution sociale, en est la preuve. Elle (la domination) n’a fait que transformer la richesse en paradigme de la honte pour ceux qui la détiennent et objet de haine sociale pour la majorité qui n’arrive même pas à manger à sa faim. Paul Farmer, un anthropologue respectable, a fait le constat que les hautes terres (les masses rurales) et les bidonvilles (les masses urbaines) en Haïti sont un terrain idéal pour l’étude de l’affliction (Farmer : 2000), tant la misère qui y sévit révolte la conscience humaine. La révolte sociale était inévitable!

En conséquence de tout cela, le réveil populaire des 6,7 et 8 juillet 2018 vient rappeler l’échec du pacte hypocritement fondateur de «l’union des Noirs et des Mulâtres». Il constitue une nouvelle étape dans le processus terminal de dévoilement de l’idéologie des dominants Mulâtres et Etrangers. Il n’est pas superflu de rappeler que, pour cacher la question de couleur, ces dominants ne se sont jamais revendiqués comme tels. Ils ont toujours traditionnellement régné à travers une idéologie cachée ; et c’est ce qui a surtout engendré la puissance de cette domination. Nous le savons en effet, l’idéologie politique de la domination fonctionne sur un mode analogue à la religion : plus c’est abstrait, plus c’est puissant.

Mais c’était sans compter la multiplication de nouvelles contradictions et complexités occasionnées par un phénomène nouveau : la globalisation. Si le vaste mouvement démocratique d’avant 86 et après a favorisé l’émergence définitive des masses sur la scène politique, la globalisation actuelle (extension et multiplication des communications, circulation et flux d’images, Facebook, etc..) vient s’attaquer aux structures de domination et à ceux qui sont au service (pouvoir politique et opposition) de l’oligarchie économique. Elle expose au grand jour la domination qui ne peut plus se cacher : les dominants sont forcés de se présenter sur la scène. Les informations circulent plus que jamais

Cette situation nouvelle provoque l‘angoisse des classes dominantes à l’échelle mondiale. En Haïti, de façon plus exacerbée, cette angoisse engendre chez l’oligarchie schizophrénie, peur et violence inédites dans le maintien de la domination. Le recrutement de mercenaires étrangers (visible depuis novembre 2018) par les détenteurs traditionnels du «pouvoir politique haïtien» est à la fois thermomètre indiquant le degré de la peur de cette oligarchie colorée et signe montrant jusqu'où elle, avec la politique de doublure qu’elle a mise en place, peut aller pour protéger et défendre ses intérêts. Le combat s’annonce impitoyable!

Mais, c’est une bonne chose que des circonstances forcent l’adversaire à se présenter, malgré lui, sur les champs de bataille. Dimitri Vorbe est obligé sans cesse de se justifier sur Twitter ; Réginald Boulos est forcé d’informer, à qui veut l’entendre, qu’il est «désormais un homme politique»; Shérif Abdallah ne peut plus se contenter de tirer les ficelles et de magouiller dans l’ombre et, enfin, les Biggio, à qui nous avons - par principe d’humanité et de liberté - accordé l’hospitalité durant la deuxième guerre mondiale, ne peuvent être que troublés dans leurs répugnantes exploitations et consciences.

Mais tous ces éléments qui montrent et démontrent l’échec de ‘’l’union des Noirs et de Mulâtres’’ vont-il faire place au triomphe définitif, matérialisé dans le progrès économique et social, de ce nouvel éveil de la conscience nationale ? C’est le vœu de tous les patriotes haïtiens en tout cas.


Nelson BELLAMY
Anthropologue, diplômé en sciences politiques
Professeur d’anthropologie sociale et de politiques comparées au Campus Henry Christophe de Limonade, CHCL -UEH

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