La couleur de la domination | Par Nelson Bellamy
De la nécessité de libérer la parole face à l’oligarchie (#1)
Nous pouvons, rappelle avec autorité Leslie F. Manigat, nous approprier de notre histoire sans être obligés par elle. L’histoire n’oblige pas, en ce sens qu’elle ne livre aucune recette infaillible pour la réussite, ni ne dicte aucune leçon contraignante, mais peut aider les acteurs postérieurs à s’affranchir des errements du passé et des voies sans issue autrefois empruntées (Manigat : 1999). C’est à la fois la vision du professeur de l’histoire en général et une invitation à notre génération pour sortir des sentiers battus de « l’intellectuellement correct » et de la police de la pensée qui appauvrit l’intelligence et étouffe toute forme de réflexion émancipatrice.
Leslie Manigat, que nous venons d’évoquer, dans son analyse des conséquences de l’esclavage, brosse les grands traits du type social haïtien. La colonisation et l’esclavage, au dessus de tout, ont empoisonné le corps social haïtien. Il en ressort, en terme de constat tout au long de son analyse, une altération des structures sociales et des mentalités par la surdétermination de la question (de la race et) de couleur.
Michel-Rolph Trouillot, pour sa part, déplore que les « lettrés haïtiens » réagissent souvent comme s’ils avaient inventé les préjugés raciaux (Trouillot : 1986). En évitant systématiquement la question ! Comme si un pays qui a été soumis pendant des siècles au régime infâme de l’esclavage et du racisme de l’homme blanc pouvait échapper à la question de couleur. Toutefois, contrairement à Trouillot, nous affirmons que le préjugé de couleur est solidaire de l’exploitation économique et ne fonctionne pas de façon autonome. Une simple observation empirique peut le prouver. La circulation de certaines photos, sur les réseaux sociaux, d’individus représentant les grands groupes d’intérêts économiques en Haïti, (Unibank, Sogebank, Association des industries d’Haïti,Forum Economique et Cercle Bellevue) fait systématiquement voir la couleur de la domination politique et de l’exploitation économique.
Lyonel Paquin (1988), un écrivain-diplomate haïtien courageux, a révélé les féroces préjugés qui existent chez les Mulâtres. L’obsession maladive de la généalogie qu’il constate chez les mulâtres est la preuve qu’il véhicule au sein de cette catégorie sociale des valeurs rétrogrades de la féodalité. C’est pour cela que la politique qui a toujours résulté d’une d’une telle obsession n’est autre qu’une politique fondée sur les liens de sang et de parenté. Tant pis pour tous ceux qui n’ont pas un bon patronyme.
Mais bien avant ces auteurs cités plus haut, de nombreux auteurs et historiens honnêtes nous ont mis en garde contre les dangers que représente le poison des préjugés et de la question de couleur. Placide David, dans son ouvrage « L’héritage colonial », a montré bien longtemps tout le mal que l’égoïsme de la peau fait au tissu social. Le colonisé mais l’Homme de couleur, pire que tout, « était affligé de graves déformations morales qui en firent un égoïste et un matérialiste fieffé et impitoyable » ( David, 2014:89) Si le corps social est exposé en lambeaux, déchiqueté et putréfié par la maladie de l’épiderme d’une « classe ethno-sociale », c’est que le virus de cette maladie n’a pas été extirpée dans la naïve et creuse formule ‘’L'union des Noirs et des Mulâtres’’.
Plus près de nous, des intellectuels comme Gérard Pierre-Charles (1993) et Hubert de Ronceray (1979), dans leurs travaux de sociologie et d’économie, en voulant dresser une sociologie/économie politique de la société haïtienne, pensaient faire le constat que cette société était féodalo-capitaliste. En cela, ils n’ont fait que poursuivre les catégories déjà construites et longuement discutées au cours du dix-neuvième siècle haïtien en reprenant les schèmes de la dichotomie Ville/Campagne. Si on résumait leurs idées, la conclusion deviendrait : la campagne est féodale et la ville, capitaliste.
Ces conclusions souffrent de faiblesses criantes. Elles font état de manque systématique de données d’enquêtes et, notamment, d’observation et d’immersion au sein de l’oligarchie qui détient depuis toujours le pouvoir économique du pays. Ce qui est objectivement compréhensible; la culture de l’entre-soi dans laquelle les mulâtres, et plus tard plus terriblement les étrangers venus de Syrie et du Liban, aujourd’hui dit-on d’Egypte, vivent explique qu’il est pratiquement presqu’impossible pour des chercheurs haïtiens de pénétrer dans ce monde clos et opaque. La réalité a montré que les véritables données collectés (toutes dérisoires soient-elles) sur l’opacité des mondes mulâtre et levantin l’ont été par des étrangers blancs. Jusqu’à la publication du texte ‘’Les nantis d’Haïti’’ (Le Monde diplomatique, Janvier 2012) par le Suisse Robert Arnaud (un blanc), les jeunes Haïtiens ne pouvaient jamais mesurer le mépris de ces gens pour le peuple.
Aussi, même pour l’étranger, la couleur de la peau est-elle une condition préalable qui sert de ticket d’entrée dans cet espace très restreint et inaccessible pour certains. Le racisme de ces gens apparait sous cet angle comme une maladie intraitable. Il pourrait conduire inéluctablement à la mort : soit à celle de cette catégorie elle-même; soit à celle du corps social tout entier en le contaminant de cette maladie incurable.
Contre la mise à mort de notre société, et pour combattre du bon côté de l’histoire, il faut exposer au grand jour la couleur de la domination et de l’exploitation. C’est une question de courage et de dignité.
Nelson BELLAMY
Anthropologue, diplômé en sciences politiques
Professeur d’anthropologie sociale et de politiques comparées au Campus Henry Christophe de Limonade, CHCL -UEH
Des membres de la bourgeoisie haïtienne et le président Jovenel Moïse |
Nous pouvons, rappelle avec autorité Leslie F. Manigat, nous approprier de notre histoire sans être obligés par elle. L’histoire n’oblige pas, en ce sens qu’elle ne livre aucune recette infaillible pour la réussite, ni ne dicte aucune leçon contraignante, mais peut aider les acteurs postérieurs à s’affranchir des errements du passé et des voies sans issue autrefois empruntées (Manigat : 1999). C’est à la fois la vision du professeur de l’histoire en général et une invitation à notre génération pour sortir des sentiers battus de « l’intellectuellement correct » et de la police de la pensée qui appauvrit l’intelligence et étouffe toute forme de réflexion émancipatrice.
Leslie Manigat, que nous venons d’évoquer, dans son analyse des conséquences de l’esclavage, brosse les grands traits du type social haïtien. La colonisation et l’esclavage, au dessus de tout, ont empoisonné le corps social haïtien. Il en ressort, en terme de constat tout au long de son analyse, une altération des structures sociales et des mentalités par la surdétermination de la question (de la race et) de couleur.
Michel-Rolph Trouillot, pour sa part, déplore que les « lettrés haïtiens » réagissent souvent comme s’ils avaient inventé les préjugés raciaux (Trouillot : 1986). En évitant systématiquement la question ! Comme si un pays qui a été soumis pendant des siècles au régime infâme de l’esclavage et du racisme de l’homme blanc pouvait échapper à la question de couleur. Toutefois, contrairement à Trouillot, nous affirmons que le préjugé de couleur est solidaire de l’exploitation économique et ne fonctionne pas de façon autonome. Une simple observation empirique peut le prouver. La circulation de certaines photos, sur les réseaux sociaux, d’individus représentant les grands groupes d’intérêts économiques en Haïti, (Unibank, Sogebank, Association des industries d’Haïti,Forum Economique et Cercle Bellevue) fait systématiquement voir la couleur de la domination politique et de l’exploitation économique.
Lyonel Paquin (1988), un écrivain-diplomate haïtien courageux, a révélé les féroces préjugés qui existent chez les Mulâtres. L’obsession maladive de la généalogie qu’il constate chez les mulâtres est la preuve qu’il véhicule au sein de cette catégorie sociale des valeurs rétrogrades de la féodalité. C’est pour cela que la politique qui a toujours résulté d’une d’une telle obsession n’est autre qu’une politique fondée sur les liens de sang et de parenté. Tant pis pour tous ceux qui n’ont pas un bon patronyme.
Mais bien avant ces auteurs cités plus haut, de nombreux auteurs et historiens honnêtes nous ont mis en garde contre les dangers que représente le poison des préjugés et de la question de couleur. Placide David, dans son ouvrage « L’héritage colonial », a montré bien longtemps tout le mal que l’égoïsme de la peau fait au tissu social. Le colonisé mais l’Homme de couleur, pire que tout, « était affligé de graves déformations morales qui en firent un égoïste et un matérialiste fieffé et impitoyable » ( David, 2014:89) Si le corps social est exposé en lambeaux, déchiqueté et putréfié par la maladie de l’épiderme d’une « classe ethno-sociale », c’est que le virus de cette maladie n’a pas été extirpée dans la naïve et creuse formule ‘’L'union des Noirs et des Mulâtres’’.
Plus près de nous, des intellectuels comme Gérard Pierre-Charles (1993) et Hubert de Ronceray (1979), dans leurs travaux de sociologie et d’économie, en voulant dresser une sociologie/économie politique de la société haïtienne, pensaient faire le constat que cette société était féodalo-capitaliste. En cela, ils n’ont fait que poursuivre les catégories déjà construites et longuement discutées au cours du dix-neuvième siècle haïtien en reprenant les schèmes de la dichotomie Ville/Campagne. Si on résumait leurs idées, la conclusion deviendrait : la campagne est féodale et la ville, capitaliste.
Ces conclusions souffrent de faiblesses criantes. Elles font état de manque systématique de données d’enquêtes et, notamment, d’observation et d’immersion au sein de l’oligarchie qui détient depuis toujours le pouvoir économique du pays. Ce qui est objectivement compréhensible; la culture de l’entre-soi dans laquelle les mulâtres, et plus tard plus terriblement les étrangers venus de Syrie et du Liban, aujourd’hui dit-on d’Egypte, vivent explique qu’il est pratiquement presqu’impossible pour des chercheurs haïtiens de pénétrer dans ce monde clos et opaque. La réalité a montré que les véritables données collectés (toutes dérisoires soient-elles) sur l’opacité des mondes mulâtre et levantin l’ont été par des étrangers blancs. Jusqu’à la publication du texte ‘’Les nantis d’Haïti’’ (Le Monde diplomatique, Janvier 2012) par le Suisse Robert Arnaud (un blanc), les jeunes Haïtiens ne pouvaient jamais mesurer le mépris de ces gens pour le peuple.
Aussi, même pour l’étranger, la couleur de la peau est-elle une condition préalable qui sert de ticket d’entrée dans cet espace très restreint et inaccessible pour certains. Le racisme de ces gens apparait sous cet angle comme une maladie intraitable. Il pourrait conduire inéluctablement à la mort : soit à celle de cette catégorie elle-même; soit à celle du corps social tout entier en le contaminant de cette maladie incurable.
Contre la mise à mort de notre société, et pour combattre du bon côté de l’histoire, il faut exposer au grand jour la couleur de la domination et de l’exploitation. C’est une question de courage et de dignité.
Nelson BELLAMY
Anthropologue, diplômé en sciences politiques
Professeur d’anthropologie sociale et de politiques comparées au Campus Henry Christophe de Limonade, CHCL -UEH
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