Tout ce que la « Lettre à la Nation » de monsieur Réginald Boulos ne vous dira pas : La bourgeoisie et les masses en Haïti, entre mépris et déni
Dans la
Capitale haïtienne, au cours de la fin de semaine du 6 au 8 juillet dernier,
dans un élan de colère indicible, une partie de la population a gagné
spontanément les rues pour exprimer, à sa façon, son ras-le-bol vis-à-vis de la
structure sociale tyrannique et insouciante tenue par l’élite commerçante et
l’Etat prédateur qui, en toute vraisemblance, vivent dans une bulle de confort
leur empêchant de voir la réalité quotidienne d’une population souffrante et
mourante. Depuis cet événement, tous les canaux de communication disponibles
dans le pays sont transformés en terrain de lutte, où les représentants de
l’Etat, les intellectuels organiques soldés par tel ou tel autre organisme
public et/ou privé, jeunes universitaires et lettrés de tout acabit livrent une
bataille sans merci pour produire du sens et/ou proposer des interprétations de
l’action populaire dans la conjoncture actuelle d’Haïti.
Dans la
foulée, monsieur Réginald Boulos, propriétaire des supermarchés dénommés
Delimart, actionnaire dans plusieurs autres entreprises et soutien-pilier
important de l’actuel et des récents régimes politiques au pouvoir dans le
pays, parce que ses entreprises ont été particulièrement ciblées lors de
l’émeute, a jugé important d’adresser, dans les colonnes du journal Le
Nouvelliste du 19 juillet 2018, une lettre à la Nation haïtienne. Dans sa lettre,
qui fait consciemment fi de la responsabilité de l’État et de l’élite
économique dans l’émeute, il s’est livré dans une campagne d’angélisation de la catégorie de la
bourgeoisie dont il est membre et de criminalisation de l’action populaire. En
fait, à en croire sieur Boulos, la frange de la bourgeoisie dont il est membre,
est « connu[e] pour être de rudes et
d’honnêtes travailleurs [qui] créent, pour beaucoup, des emplois durables
et s’acquittent de leurs redevances fiscales en citoyens responsables ».
Méprisant volontairement les causes profondes et occasionnelles de la réaction
populaire, il interprète le mouvement populaire spontané du 7 juillet comme
étant une « action malveillante de
criminels sous contrat (…), de déchouqueurs professionnels en mission ».
De fait, ainsi saisie, la colère sociale se trouve discréditée et présentée
comme n’étant qu’un instrument guidé par des « [revanchards] politiques et des acteurs et groupes d’intérêts
économiques ».
Un tel
point de vue, caricatural et mensonger, parce qu’exprimé en filigrane d’une
feinte de compassion pour autrui et d’un souci d’un meilleur pays pour tous,
risque d’être très efficace s’il n’est pas analysé par une compétence
sociologique et historique. C’est uniquement cette raison qui motive la rédaction
et la publication de cet article en réponse à la « Lettre à la
Nation » de monsieur Réginald Boulos. Sinon, sa lettre serait ignorée et
monsieur Boulos serait attendu au carrefour de l’histoire où, inévitablement,
oppresseurs et opprimés s’affronteront dans le feu et le sang dans l’objectif
de s’éliminer mutuellement ou de rétablir l’équilibre social et donner à tous
la possibilité de vivre dans la dignité dans le pays.
Haïti est,
de nos jours, un pays meurtri par la corruption des élites, avec des
« villes » ensevelies sous les détritus, sans infrastructures
urbaines, sans système d’eau potable, sans écoles, sans hôpitaux, sans
universités, sans emploi et sans perspectives ; c’est un pays où les plus
médiocres occupent les plus hautes fonctions de l’État et vivent dans
l’opulence de mirobolants privilèges qui leur sont octroyés ; c’est un
pays où les plus honnêtes et les plus méritants sont ridiculisés publiquement,
car l’ignorance et la malhonnêteté deviennent des valeurs collectives ; c’est
un pays dont la jeunesse, à force d’être négligée et laissée pour compte, n’est
animée que d’une obsession de départ. Cette réalité n’est pas une création
ex nihilo, elle a des concepteurs et des soutiens ; elle répond à une
logique sociale et économique précise et bénéficie à des catégories sociales
spécifiques. Dans une telle dynamique, il n’y a aucune possibilité de mobilité
sociale pour les plus défavorisés. Elles sont donc appelées à reconstruire par
elles-mêmes et pour tous un cadre sociétal propice à la vie, sinon elles
disparaitront.
Monsieur
Boulos, je gaspillerai ma salive si je vous dis que la bourgeoisie dont vous
êtes membre est un acteur de premier ordre dans l’institutionnalisation de
l’ordre socio-économique actuel dans le pays. Pour saisir son implication, il
faut tenter une généalogie de la richesse des riches et de la pauvreté des
appauvris en Haïti.
Monsieur Boulos, puisque vos parents
sont arrivés en Haïti après que des esclaves en guenille et pieds nus ont eu le
courage de se battre contre l’une des plus puissantes armées du monde de
l’époque pour léguer à tous les assoiffés de la terre une portion de terre
libérée de toute tyrannie, je ne le trouve pas inutile de recourir à l’histoire
et à la sociologie pour vous rappeler que, contrairement à ce que vous
affirmez, vous n’êtes pas un rude travailleur, vous n’êtes pas honnête, vous
vous foutez complètement de la misère et de la souffrance des plus pauvres,
d’ailleurs cela vous conforte dans votre position ; en outre, vous
cherchez toujours à aménager dans le pays des contextes politiques qui vous
libèrent de vos redevances fiscales. Tout au moins, à l’instar de vos parents et
grands-parents, vous n’êtes qu’un simple revendeur de produits importés qui
manigance tout pour empêcher au pays son autonomie en termes de production
industrielle parce que cela va à contre-sens de vos intérêts mercantiles.
Selon ce que renseigne l’histoire, après
l’indépendance de 1804, le commerce du pays fut passé aux mains des anciens
libres, pour la plupart mulâtres, qui, aux temps de la colonie, jouissaient
déjà d’une certaine aisance dans le secteur économique. Victime elle aussi de
la lutte contre l’esclavage, cette catégorie sociale s’est empressée de
reconstituer sa richesse. Motivée à ne pas perdre de temps, elle a négligé
l’aspect de la production industrielle pour ne faire que du commerce. C’est
donc ces circonstances qui ont déterminé la naissance et la perpétuation de la
bourgeoisie marchande, appelée aussi « bourgeoisie compradore » en
Haïti. Au niveau sociétal, il n’y a pas plus néfaste économiquement que
d’interdire à un pays de développer sa propre industrie en l’obligeant à
seulement échanger les productions industrielles d’autres sociétés.
Par contre, très vite, les mulâtres ont été mis
en difficulté par le capital étranger, notamment européen (français et
allemand). La domination du Capital étranger et le rôle de l’Etat (défenseur
infaillible des intérêts de ce Capital) ont très vite relégué en arrière-plan la
jeune économie florissante des mulâtres. Bref !
Entre-temps, au milieu du XIXe
siècle, fuyant la guerre et les misères qui en découlent, vos parents furent
arrivés ici. Notre terre de liberté leur a accueilli et leur a donné de
nouvelles possibilités de sourire et de rêver. Au début, ils étaient relativement
honnêtes et courageux. Pratiquant le commerce de détail, ils ont sillonné, jour
et nuit, le pays, et, petit à petit, ils ont accumulé de la richesse. En un
laps de temps, ils se sont installés dans le même confort du capitalisme
d’affaire, essentiellement commercial institué dans le pays. Au fil des ans,
ils étaient devenus riches, et, bénéficiant de la plus-value sociale que
constituait leur couleur de peau et d’un important soutien de l’occupation
américaine et du capital américain déjà sur place, ils ont pu rentrer en
concurrence avec la bourgeoisie traditionnelle et les capitaux européens.
Ainsi, épaulés des partenaires américains, de vendetta en vendetta, ils sont
devenus dominants et usurpaient, dans beaucoup de domaine la place des mulâtres
et des européens. Leur plus récente conquête est le champ politique du pays.
Puis, vous et votre classe êtes nés et vous
avez grandi dans la même logique économique (le compradore) et sociale (le
préjugé de couleur). Petit d’un tigre, ayant hérité de tout, vous êtes devenu
un lion avare et féroce. Désormais, riche et superpuissant, vous fabriquez,
selon vos humeurs, nos présidents, nos parlementaires, nos chefs d’opposition
et nos leaders d’opinion.
Par ailleurs, très estimé monsieur, dans votre
lettre, vous écrivez textuellement : « Je
suis Réginald Boulos, citoyen haïtien à part entière et descendant d’immigrés
(…). Je demeurerai moi-même, entier et intégral, dans mon identité, mes
engagements sociaux et mes convictions ». La suffisance,
le mépris et le déni que cachent de tels propos m’invitent à vous rappeler que
vous n’avez, jusqu’à date, fait montre d’aucun engagement social et votre
conviction est similaire à celle du lion dans la jungle. En fait, vous n’avez jamais opté pour
l’industrialisation qui est le véritable secteur de l’emploi dans un pays;
vous n’avez jamais participé dans la construction d’infrastructures routières
et urbaines en Haïti; vous n’avez jamais participé dans la construction
d’écoles, d’universités, d’hôpitaux, de centres de loisirs, etc. dans la
société. Au contraire, contre l’industrialisation, vous avez amplifié
l’importation de produits industriels étrangers, certaines fois, pour avoir
plus de profit, vous instiguez aux compagnies étrangères de diminuer sur la
qualité des produits afin que vous puissiez acheter vos stocks à prix
dérisoire, mais vous les revendez toujours à prix exorbitant (certains produits
en vente sur le marché haïtien portent le label : « À vendre uniquement en Haïti ») ;
contre l’infrastructure routière et urbaine, vous vous procurez de marques de
voitures dispendieuses, adaptées aux terrains difficiles et vous construisez
dans les hauteurs des villas qui, littéralement, réinventent Las vegas en terre haïtienne ;
contre les carences en éducation, en santé et en loisir en Haïti, vos enfants
sont éduqués dans les meilleures écoles et universités américaines, vous vous
faites soigner dans les meilleurs hôpitaux étrangers et vous passez vos weekends
à Punta Cana, Cancun, Las Vegas et/ou
tous autres centres de loisir huppés de la planète.
Honorable monsieur, en dépit de tout ce qui est
relaté, cette analyse reste encore très sommaire, car la profondeur du cynisme
et de l’insouciance de la catégorie sociale dont vous êtes membre est inatteignable
et indicible. Engagements sociaux et
convictions, vous dites ! Je vous prie, cher monsieur, de ne pas
abuser des termes de la langue française, car, les académiciens qui les
concevaient entendaient, par-dessus tout, qu’ils expriment des réalités et non
des contre-désirs.
Monsieur Boulos, en guise de conclusion, vous
avez écrit dans
votre lettre que l’heure est venue de nous demander sereinement et sérieusement
de quelle Haïti nous voulons. Sachez que du côté des masses, l’émeute du 7
juillet, à l’instar de tous les mouvements populaires ayant jalonné toute
l’histoire haïtienne, constitue la réponse la plus éloquente à cette interrogation. En dépit
du fait que vous persistiez à nier la capacité du peuple à être sujet de ses
perspectives, par cette action spontanée, il vous exige la reconsidération du modèle de
société que vous promouvez dans le pays.
Très respecté monsieur, ce système
d’apartheid social qui sépare drastiquement les nantis des appauvris est un
crime contre l’humanité. En ciblant particulièrement vos entreprises et votre
classe, le peuple vous fait savoir que, désormais, il identifie les concepteurs
de sa souffrance. En guidant sa colère sur des biens, il vous fait savoir qu’il
lui reste encore beaucoup de considération pour des vies. Si, comme vous le
montrez dans votre lettre à la nation, vous persistez dans le déni et le mépris
pour avoir bonne conscience afin de maintenir l’exploitation compradore et le
support de la prédation étatique, la prochaine colère populaire ciblera, sans
aucun doute, et les biens et les vies… Aucun peuple ne tue par pure
plaisir !
* Source première : Controverse Haiti
[Ottawa, 20 juillet 2018]* Source première : Controverse Haiti
* Ralph Stherson SENAT,
Maitrise en Sociologie,
École d’études sociologiques et anthropologiques,
Université d’Ottawa
Master ès Arts en Anthropologie agricole/Université d'État d'Haïti-Université Laval de Québec ; Licencié en Sociologie et finissant en Droit/ Université d'État d'Haïti
E-mail : sstherson@hotmail.fr
ssena025@uottawa.ca
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