Mur sociétal en Haïti : critique de la pensée d’Achille Mbembe
Dans son livre Politiques de l’inimitié, publié en 2016
chez les éditions La Découverte, Achille Mbembe (1) aborde la question du mur, à
travers les concepts de « désir d’ennemi », qui anime les classes
dominantes des sociétés démocratiques, et de désir d’apartheid, qui se
caractérise par la volonté de se distancier de l’autre. Cette volonté est la
face cachée des démocraties. Dans un entretien publié à la revue l’Humanité,
Mbembe postule deux corps de la démocratie que l’on puisse saisir à travers son
histoire (2). Le premier, un corps diurne, magnifié par l’idéologie post-1990.
Le deuxième, nocturne, est lié à la séparation entre un ici et un ailleurs, où
l’on peut tuer, piller, exterminer sans rendre compte, et surtout qui permet d’agir
en état d’exception. En effet, la démocratie est liée, à travers son corps
nocturne, à une politique de l’inimitié.
Le mur, souligne
Mbembe, est l’expression de la volonté du mis à l’écart de l’intrus, de
l’autre, considéré d’une humanité subalterne ; autrement dit, d’une
volonté de séparation (3). Pour matérialiser cette volonté, la classe dominante,
avec le soutien de l’État [qui est son outil], érige des murs. Le mur de
séparation [qui nous intéresse dans le cadre de ce travail], recouvre au
dominant le sentiment que son existence dépend de l’absence du dominé.
« Entre nous et lui, il n’y a aucune part commune » et, son absence
ne serait guère considérée comme une perte. Par conséquent, se séparer de lui
est une obsession, et émerger un ensemble de politiques d’inimitiés, des
machines de guerre, pour se débarrasser de l’encombrant. Ou du moins, on
développe un ensemble de stratégie, autrement dit, toute une politique de
séparation, qui prend forme de racisme dans certaines sociétés, et que nous
appelons, un « mur sociétal ».
En fait, le mur
sociétal existe dans presque toutes les sociétés humaines, et il a toujours été
au centre des démocraties (Mbembe, 2016). « Elles ont toujours été des
communautés de séparation », écrit-il. Une parcelle de la population est
toujours marginalisée, soit considérée comme esclave, ou en quelque sorte,
comme un étranger. Cette catégorie de la population était [hier] connue sous le
visage du nègre ou du juif. Aujourd’hui, elle a le visage du musulman, de
l’immigré, du réfugié, de l’intrus. Et, en Haïti, l’ennemi semble être les
anciens esclaves, noirs, par conséquent, la masse, qui est mise à l’écart
depuis au lendemain de l’indépendance.
Le mur sociétal haïtien est une construction socio-historique. Il découle des classes existant
à Saint-Domingue, et se perpétue à travers les politiques d’exclusion de l’État
haïtien, et au caractère parasite de la bourgeoisie haïtienne. Le mur, qui fut
fondé préalablement sur la question de couleur, représente un fossé, creusé par
la volonté de maintenir la masse dans la crasse, et la place de l’État,
comme institution qui n’est présente que pour la bourgeoisie (4).
En effet, le mur
sociétal s’érige comme une frontière entre deux réalités sociales, vécues par
deux classes sociales d’une même société. D’un côté, la bourgeoisie, qui est
composée de mulâtres, qui jouissent de la protection et des privilèges de
l’État, et surtout qui détient le monopole de toutes les sphères :
l’économique, le social, le culturel. De l’autre côté, la masse, marginalisée,
qui vivent dans des conditions infrahumaines, et pour qui, les dominants ne
manifestent aucune volonté d’agir. Cette classe, précaire, vit dans des espaces
sociaux vides (5), et reste sans régime d’historicité (6).
En fait, Haïti a
une place importante dans la pensée d’Achille Mbembe. Lire ses œuvres peut
favoriser une meilleure compréhension de la situation du monde, et de celle du
pays en particulier. Et encore, il nous incite à interroger notre soi-disant
démocratie, et notre situation entant que peuple. Ainsi, il nous exhorte avec
la célèbre phrase de Frantz Fanon : « Ô mon corps, fait de moi
toujours un homme qui interroge ! » (7).
Micky-Love Mocombe
______________________________
Notes
(1) Achille Mbembe
est professeur d’histoire et de science politique à l’Université de
Witwatersrand.
(2) Moussaqui, Rosa.
Achille Mbembe « Un désir fondamental d’insurrection s’exprime sous des
formes nouvelles ». L’Humanité.
20 mai 2016 [consulté le 23 mars 2018].
(3) Mbembe, Achille.
(2016). Politiques de l’inimitié.
Paris : La découverte.
(4) Dans son livre La tyrannie de l’insouciance, paru en
2017 chez les éditions Ruptures le sociologue Geraldo Saint-Armand présente
l’État une institution qui participe à la pérennisation de la distance entre la
bourgeoisie et la masse. Dans sa réponse (antithèse) à André Corten, qui
postule que l’État haïtien est État faible, le professeur Saint-Armand soutient
l’idée que l’État haïtien n’est pas un faible. Le problème, c’est qu’André
Corten cherche la force de l’État où l’État n’est pas. Autrement dit, l’État
haïtien n’est pas présent dans la masse, il n’est qu’une institution au service
de la bourgeoisie et qui n’existe que pour elle. En effet, la force de l’État
doit être recherchée dans les quartiers bourgeoisie, au sein de la bourgeoisie.
(5) Le concept
d’ « espace social vide » est élaboré par Bertrand Badie, dans
son livre L’État importé, pour
désigner un ensemble d’espaces habités par les marginaux, et qui sont sans la
présence des institutions étatiques, sans les services sociaux de base.
(6) Le « régime
d’historicité », concept élaboré de François Hartog, cité par Geraldo
Saint-Armand, peut se définir comme le rapport entre l’espace d’expérience et
l’horizon d’attente.
(7) Prière de Frantz
Fanon dans son livre Peau noire, masques
blancs.
Commentaires
Enregistrer un commentaire